De la guerre moderne

par | 5 Mar 2020 | A propos, Analyses

« La population est la cible mais aussi un moyen »

Il s’agira dans cet article de voir ce que recouvre la guerre moderne, cet objet directement issu des guerres d’indépendance dans son acception théorique moderne.

Les vocables sous lesquels on la trouve le plus communément désignée sont les suivants : guerre moderne, guerre asymétrique, guerre de contre-insurrection, de 4ème génération, guerre révolutionnaire ou encore contre-révolutionnaire.

Toutes ces désignations faisant sens d’une certaine façon.

Cet objet, on en parle de plus en plus depuis quelques années, sur Internet en particulier, alors qu’il était resté jusque-là plutôt confidentiel. Néanmoins, cette relative médiatisation n’assure pas, loin s’en faut, que les tenants et aboutissants en soient bien saisis.

Les implications de cette guerre moderne sur nos vies, les « promesses » qu’elle nous réserve à long terme, ne sont pas ou peu appréhendées. Et il ne saurait en être autrement quand il est systématiquement fait abstraction, souvent par ignorance, parfois à dessein, de son très haut potentiel de destruction. Potentiel qu’on ne saurait appréhender autrement qu’en regardant ce qu’elle a donné et donne ailleurs.

Dans un précédent article, on évoquait une arme de destruction massive et il ne fallait pas y voir une métaphore. On écrivait simplement ce qui était, s’agissant de cette arme, de cette logique, qui a maintenant causé, sans exagération, des dizaines de millions de victimes à travers le monde en l’espace d’un demi-siècle, dont un million de Tutsi en cent jours en 1994.

Que l’on s’entende, il ne s’agit donc pas de remiser une arme matérielle au placard. Ici, il s’agit d’une arme doctrinale, politico-militaire, relevant de la science de gouvernement et visant au maintien d’un certain ordre social.

Comme son application tend à être généralisée, il importe d’en saisir la puissance et le rayonnement. Or, comme on le verra notamment dans la recension que l’on publiera prochainement du dernier ouvrage du politologue, avocat et universitaire états-unien, Bernard Harcourt (professeur associé également à l’École des Hautes études en Sciences Sociales), « How our Government went to War against its own citizens », y compris les analyses les plus lucides passent relativement à côté de ce potentiel de destruction.

Dans cet ouvrage à lire absolument, une seule occurrence, très accessoire, du mot Rwanda alors que l’expérience algérienne revient quasiment à chaque page.

Certes, c’est en Algérie qu’a été testée pour la première fois cette nouvelle approche de la guerre.

Mais avec le Rwanda, un saut majeur a été fait dans l’horreur et le cynisme, qualitativement et quantitativement, et ce à l’orée du changement de paradigme qui s’opérait avec la chute du rideau de fer et l’avènement du terrorisme planétaire. De sorte qu’il est étonnant de continuer de penser Algérie et non Rwanda quand on parle de cette matrice doctrinale.

On sait aujourd’hui, sur le plan académique, que le Rwanda a constitué un laboratoire d’essai. Un laboratoire où cette arme aura été poussée au bout de sa logique avec les conséquences génocidaires qu’elle implique. Quand il s’agit d’éliminer une catégorie de personnes désignées comme ennemies et que cette catégorie constitue un groupe ethnique pour ceux qui la désignent, on n’a pas autre chose.

Gabriel Périès et David Servenay n’ont sur cette qualification de laboratoire jamais été sérieusement contredits. Il faut dire que c’est l’évidence même. Tous les ressorts de la guerre moderne ont été mobilisés à fond, et en particulier la propagande de haine inclinant au long cours les cœurs et les esprits à l’extermination des Tutsi. Sur le plan de l’analyse positive, c’est-à-dire de ce qui fut, le Rwanda a clairement été un laboratoire entre 1990 et 1994.

Cela n’est pas nécessairement dire que les plus hauts et véritables décideurs, dont les Français en particulier, eurent pour motif de tester le rendement de la guerre moderne comme arme de destruction. A contrario, on ne saurait écarter cette hypothèse d’un revers de main s’agissant en particulier de François Mitterrand et de ses relations idéologiques affinitaires.

En tout état de cause, la démonstration que Périès et Servenay déroulent dans Une Guerre Noire est implacable et reste l’horizon indépassable qui permet froidement d’affirmer que si la France a été « Au cœur du génocide », c’est d’une façon toute particulière.

Ce n’est pas incidemment que la France a été présente à tous les niveaux (politique, militaire, diplomatique, médiatique, financier). Elle l’a été tout au long du génocide et de ses prémices, pendant quatre ans, dans l’esprit, précisément, de la logique qui était mise en œuvre. Spirituellement devrait-on dire, à l’image du parrain qui cautionne la folie et donne son onction en contemplant et administrant de loin.

Bien sûr, ces deux auteurs, Périès et Servenay, auront eux-aussi relativement déçu en ne tirant pas les conclusions de leur propre corpus. Sans doute leur position les empêchait-elle d’aller jusque-là. Mais l’essentiel est écrit : dans ce génocide, l’État français incarné par une poignée de décideurs identifiés a su, prévu, conseillé, accompagné les rouages d’une machine qui s’est emballée jusqu’au génocide.

Cet emballement leur aurait échappé, ils n’auraient su le prévenir disent nombre de critiques patentées. Pourtant, sur le plan conceptuel, c’était bien la machine de l’école française qui allait être activée jusqu’au dernier degré. Une machine dont ils connaissent intimement les rouages, pour la maîtrise de laquelle ils ont monté et fait perdurer des écoles et des instituts depuis plus de 50 ans. Dont le fameux Institut des Hautes Études de la Défense Nationale, l’IHEDN, où ont été formés les génocidaires en chef du Rwanda, parmi une litanie d’autres criminels en tout genre.

S’il est donc très dommageable de malmener le passé sur le plan analytique et historique quand on parle de contre-insurrection, ce n’est rien à côté du principal préjudice porté au futur. À ne pas cerner correctement l’ampleur du désastre, la critique se prive d’effet utile.

Comment s’assurer donc que les cibles de cette guerre, les gouvernés que nous sommes, prennent conscience de ce qu’elles sont des cibles, précisément, si même les experts ou militants les plus avertis ne mettent pas le doigt où il faut ou comme il se devrait ?

Comment faire en sorte également que les experts de bonne foi, parfois un tantinet jaloux du caractère sacrément exceptionnel de leur objet de recherche, sortent de leur torpeur et comprennent que ce génocide, loin d’être une anomalie du système, est bien le fruit de notre ADN institutionnel ?

Ce pont, choquant de prime abord, qui n’est jamais fait entre le génocide des Tutsi en particulier et par exemple la répression qui s’est abattue à Ferguson aux États-Unis en 2014 ou contre les Gilets Jaunes dernièrement est pourtant un élément fondamental pour saisir et ce qu’est le génocide des Tutsi et cette répression militaro-policière contre les potentiels ou réels insurgés des pays riches.

Il y a des liens qui doivent être faits et la description sommaire qui sera donnée ici s’inscrit dans ce droit fil. Ce faisant, il ne s’agit pas du tout d’assimiler et de mettre au même niveau, d’un côté, le génocide des Tutsi, le sort des Mexicains, des Colombiens, des Irakiens, des Afghans, des Africains francophones plus largement, etc., et de l’autre, ce que nous vivons en France, aux États-Unis, en Angleterre, etc. Les effets et souffrances n’ont évidemment rien à voir.

Ici, dans nos « États de droit », il est procédé au dosage des intrants répressifs avec une précision toute chirurgicale. On fait plutôt dans la dentelle. Au loin, on a pour coutume de lâcher réellement les chiens, sans demi-mesure. Et pourtant, il y a convergence. Les projecteurs s’aventurent de plus en plus là où les vies comptent le moins, là où l’on commence à apprendre, la coopération policière internationale aidant, à concilier répression et communication. Et a contrario, les méthodes policières sont de plus en plus musclées ici. Mais c’est donc toujours la même main, la même logique, qui frappe, qu’elle soit plus ou moins lourde.

Mais venons-en à la chose elle-même, à cette logique.

La guerre moderne, aujourd’hui c’est une méthode de gouvernement. C’est très clair depuis le 11 septembre et c’est aujourd’hui, enfin, démontré à l’Université.

Le pouvoir prévaricateur qui gouverne une société a besoin de tenir bon et de savoir qu’il va pouvoir tenir dans sa capacité à maîtriser une masse susceptible de ne pas toujours acquiescer aux réformes régressives qu’on lui inflige.

La guerre moderne sert à cela.

C’est une méthode de gouvernement en même temps qu’une guerre aux populations gouvernées.

Pour les tenants de cette approche, la société est divisée en trois catégories : une minorité active qui cherche à renverser le gouvernement, un ordre jugé infâme ; une autre minorité active qui soutient le gouvernement ; et enfin, une majorité passive.

Et cette majorité est tout l’enjeu de la guerre moderne. Le pouvoir doit s’assurer que cette majorité lui restera acquise et empêcher qu’elle bascule dans le camp actif des « pas contents du tout ».

De cet objectif ultime consistant à perpétuer l’ordre social ayant cours, découlent les trois missions essentielles de la guerre moderne, telle que Bernard Harcourt les a formulées dans son dernier ouvrage :

1/ Savoir tout ce qui se passe ;
2/ identifier, isoler et anéantir l’ennemi ; et
3/ gagner le soutien de cette majorité passive en gérant correctement les perceptions.

Cette guerre ne vient évidemment pas de nulle part. Historiquement, il s’est agi pour les pouvoirs en place et leurs armées dites régulières de faire face aux petites guerres, aux guerillas menées par des éléments rebelles plus ou moins structurés. Schéma dans lequel les troupes rebelles en infériorité n’avaient d’autres choix que de procéder à des attaques éclair, des embuscades, de harceler l’ennemi en évitant à tout prix la bataille de front.

C’est ce combat par nature asymétrique entres armées régulières et irrégulières qui explique le vocable de « guerre asymétrique ».

La guerre de guerilla a été théorisée par Lénine et surtout Mao qui en particulier a établi un principe fondamental de l’insurrection révolutionnaire : le fait qu’une force inférieure peut démettre une armée moderne aussi longtemps qu’elle parvient à gagner le soutien au moins tacite de la population dans la zone en question.

À cet effet, Mao formulait en 1928 ses huit points d’ordre pour le personnel de l’armée révolutionnaire : parler poliment aux gens, être équitable dans toute transaction, rendre tout ce qui a été emprunté, payer tout dommage, ne pas frapper les gens, ne pas endommager leurs récoltes, ne pas molester les femmes, ne pas malmener les prisonniers de guerre.

Deux autres principes étaient de première importance dans sa doctrine révolutionnaire :

1/ avoir un pouvoir politique et militaire unifié et
2/ la guerre psychologique.

Les puissances impériales ayant fait les frais de cette doctrine, elles ont réagi sur les plans théoriques et stratégiques en développant une approche objectivée de l’insurrection et de la guerre révolutionnaire.

En cela, la contre-insurrection relève de la guerre « révolutionnaire ». Mais le dessein, lui, est clairement contre-révolutionnaire. Et ce sont les Français qui ont, les premiers, fait école en la matière, dans le cadre de la décolonisation. Suite à l’affront essuyé en Indochine, les militaires ont repris à leur compte l’apport de Mao pour le contrer point par point.

Les préceptes qui en ont résulté ont tout d‘abord été appliqués en Algérie, puis globalement dans l’ensemble des colonies. Au Cameroun en particulier avec des conséquences désastreuses à très long terme.

L’État français a ensuite vendu, partagé son expérience avec les autres grandes puissances promptes à vouloir faire régner l’ordre et empêcher que de vrais indépendantistes ne fassent advenir de véritables souverainetés populaires.

Cette approche de la contre-insurrection marque en même temps un véritable glissement de la guerre. Des guerres de front classiques et directes entre puissances rivales, révolues depuis la seconde guerre mondiale, on est passé à des guerres asymétriques, où ce qui compte, ce ne sont plus tant les lignes de front que l’adhésion de la population concernée.

Dans ce schéma, les victoires militaires se révèlent en effet vaines à terme si la population n’adhère pas à la présence et à l’idéologie du vainqueur. Du coup, l’enjeu de ce type de guerre change également. Ce qui est en jeu, ce qu’il s’agit de conquérir, ce n’est plus tant un territoire qu’une population.

La population est la cible mais aussi un moyen.

Et c’est là une autre composante essentielle de la guerre moderne. Alors que traditionnellement, la guerre relevait du militaire, dans la guerre moderne, le spectre des moyens est on ne peut plus large et surtout politique. Le militaire y a toujours une place de choix – il s’agit encore d’éliminer des ennemis, mais il n’est plus la composante essentielle.

Cette guerre qui vise à maintenir l’adhésion de la population en jeu est fondamentalement politique. Ce qui fait que d’aucuns considèrent, à juste titre, qu’il convient de renverser la formule de Clausewitz. Ici, c’est la politique qui est la poursuite de la guerre par d’autres moyens et non l’inverse. De là, c’est toute la société qui se retrouve embarquée dans une guerre qui investit tous les compartiments de la vie et en particulier celui de la communication.

Cet envahissement a germé avec les conflits du 20ème siècle dans lesquels il fut nécessaire de susciter l’adhésion, sous forme d’ « Union sacrée » par exemple. Cet aspect-là avait été théorisé notamment par Ludendorff, général d’empire en 1914 devenu nazi sous le 3ème Reich, sous le concept de « guerre totale ».

Toute la société et sa production devaient alors être tournées, indexées sur la victoire militaire. Du coup, on comprendra qu’avec la guerre moderne, la guerre totale a trouvé son nid.

Car la société n’est plus là uniquement le moyen de la guerre.

C’est sa fin.

Elle est on ne peut plus au cœur du conflit. Peut-être faudrait-il d’ailleurs considérer qu’avec la première guerre mondiale, on avait déjà une guerre moderne avant l’heure. Une guerre moderne recourant au conflit traditionnel en tant que moyen. Quand on lit notamment l’excellent ouvrage de Gustave Dupin, M. Poincare et la guerre de 1914.

Études sur les responsabilités, et le non moins important La mémoire n de Michel Sitbon, que l’on visionne également les cinq ou six heures de conférences magistrales de Henri Guillemin consacrées à L’autre avant-guerre, on peut raisonnablement conclure que la France a été le moteur du 1er conflit mondial et qu’il s’est agi en premier lieu de détourner la masse des aspirations à l’égalité sociale et la fin de l’exploitation. On pourrait sans aucun doute dresser le même constat s’agissant du déclenchement de la guerre de 1870.

Dans la littérature militaire traitant de la guerre moderne à partir des années 1950, et celle de l’école française en particulier, on recourt souvent à la métaphore médicale pour saisir ce dont il s’agit. La société est conçue comme un corps et cette minorité active qui s’oppose à sa tête est comme un cancer qui gangrène le corps social. Il faut donc faire en sorte que ce corps social soit immunisé et à même de se défendre contre toute rébellion effective ou en germe.

Il s’agit d’inculquer un certain « esprit de défense » à la société. Et c’est là la mission très officielle de l’IHEDN, placée sous l’autorité hiérarchique directe du Premier ministre, que de « développer l’esprit de défense » chez les « Cadres de la Nation ».

On le constatera sur la page officielle de l’institut ou encore à l’article R. 1132-13 du code de la Défense, accessible depuis le site Légifrance.

Cet institut, qui organise chaque année des sessions internationales, nationales et régionales, a aujourd’hui formé plusieurs dizaines de milliers d’auditeurs français et étrangers. Chez les Français, on trouve des journalistes, des chefs d’entreprises, des haut-fonctionnaires évidemment, des parlementaires, des professeurs, etc. Dans la perspective de la guerre moderne, il est impératif que cette garde prétorienne, pour ceux de ses éléments qui n’auraient pas fait l’ENA, pense correctement. A défaut, aucune chance que la société dans son ensemble ne le fasse elle non plus.

On rappellera encore ici que nombre de génocidaires rwandais sont venus à l’IHEDN pour être formés à ce qui sera rigoureusement appliqué au Rwanda, dont le « cerveau du génocide », Théoneste Bagosora auditeur de la deuxième session internationale en 1982 (cf. Journal Officiel de la République Française du 6 mai 1982).

En la matière, on renverra en particulier à la recherche doctorale de Matthieu Rigouste, publiée dans L’ennemi intérieur, qui a scientifiquement passé l’IHEDN au crible. Si l’on a toujours peine à imaginer l’étendue de ce que l’on ignore, cela dépasse ici l’entendement.

Il faut se plonger dans cette lecture pour saisir à quel point l’administration, au plus haut niveau, endosse, théorise, diffuse, développe et applique les préceptes d’une doctrine de mort.

Au fond, le leitmotiv intime des tenants de cette approche, à l’égard des ennemis désignés et de leurs sympathisants, ceux qui aujourd’hui incarnent les « nouvelles menaces », c’est bien « Tuez-les tous ! » pour reprendre le nom du documentaire réalisé par Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette.

La guerre moderne est donc essentiellement politique et il s’agit avant tout, comme l’a écrit un ancien chef de l’IHEDN, le général Vincent Desportes, de gérer les perceptions. Il faut donc assurer une régulation étroite de ce qui les stimule, du point de vue des différentes sources possibles (médias, école, culture, histoire, etc.), en vue d’aboutir au consentement actif, passif ou mieux léthargique, d’une masse travaillée au corps.

Avec cette doctrine, ce n’est pas seulement la frontière civil/militaire qui s’efface, c’est aussi la distinction entre temps de paix et temps de guerre qui s’estompe. Aujourd’hui, la guerre moderne ne sert pas seulement à contrer des insurrections existantes, structurées. Elle sert avant tout à prévenir leur naissance ou plutôt à combattre les germes possibles d’insurrection disséminés dans la société.

Bernard Harcourt ne fait pas d’autre constat quand il s’étonne de ce qu’aujourd’hui la guerre moderne est généralisée au niveau domestique alors qu’il n’y a pas d’insurrection mais seulement des bouc-émissaires. Et c’est le gouvernement des sociétés à ce prisme-là qui en fait un paradigme de gouvernement.

C’est donc une guerre permanente qu’il faut mener aux potentiels « ennemis » de la société, entendus opportunément au sens le plus large. Cette figure de l’ennemi joue dans cette construction mentale un rôle essentiel, au cœur du dispositif visant à mobiliser la société, à la mettre sous tension pour faire en sorte, non seulement qu’elle accepte les mesures de surveillance et de guerre, mais surtout qu’elle évite de penser à vouloir changer quoi que ce soit des structures sociales.

Avec cette polarisation, la société ne se rend ainsi pas compte que c’est elle la cible en réalité. Un ennemi qui s’ignore n’a aucune chance de remporter le combat. Sans ennemi désigné, sans bouc-émissaire, ce serait la démobilisation psychique et une accessibilité accrue à une prise de recul intrinsèquement porteuse de potentialités subversives. L’ennemi sert donc à polariser la société sur un leurre, la guerre à l’ennemi, pour la détourner de la vraie guerre sociale à l’œuvre.

Dans cette mobilisation parvenue à maturité, il suffit qu’un individu tue seul en criant Allah Akbar pour que les manifestations soient interdites et les Gilets Jaunes appelés à rentrer dans le rang. L’Union sacrée, toujours. Par ailleurs, avec la guerre au terrorisme et la figure de l’ennemi associée, le terroriste, on a un attracteur idéal qui permet d’englober tous ceux qui se trouvent une bonne raison de vouloir s’opposer sérieusement. Il est idéal car il brasse très large et pour longtemps.

Nous sommes officiellement en guerre et cette guerre risque de durer très longtemps, nous dit-on.

Temps de paix, temps de guerre, on voit bien là que la différence perd de son sens.

Dans l’école française et le contexte de la décolonisation, le corpus doctrinal faisait référence à « l’ennemi intérieur », l’adjectif « intérieur » participant du champ lexical disposant le militaire à connaître de questions domestiques, quand en principe il était censé protéger la société des ennemis extérieurs.

Cet adjectif a maintenant largement produit son effet.

D’une part, on s’est somme toute largement habitué, aujourd’hui et notamment après 40 ans de plan Vigipirate, à voir l’armée dans nos rues. Et avec le pas qui vient d’être franchi, on se rapproche encore un peu plus d’un retour au début du siècle où le pouvoir exécutif pouvait envoyer l’armée mater les grévistes.

D’autre part, la frontière intérieur/extérieur, qui disparaît au gré de la fusion civil/militaire annonciatrice de tempête, s’amenuise encore un peu plus dans le contexte de la globalisation actuelle. On peut donc gager que le vocabulaire officiel en sera vite expurgé s’il ne l’est pas déjà.

Il faut également s’arrêter sur la question du droit. S’agissant d’une approche globale promue de façon continue au plus niveau, on ne s’étonnera point du fait qu’elle ait généré une matrice juridique fournie, cohérente, en constante évolution et aujourd’hui parfaitement intégrée au droit commun.

Aux pratiques déployées en marge de toute légalité ou procédant d’un droit d’exception a en effet succédé, à la faveur de l’avènement de la guerre au terrorisme, un régime dans lequel ces pratiques deviennent parfaitement légales et constitutives du droit commun. De ce point de vue, il en va de l’économie crimino-légale de la contre-insurrection comme de celle, par exemple, de l’évasion fiscale.

Au sommet de notre hiérarchie des normes, sur le plan constitutionnel, en guise d’euphémisme, on pourrait dire que le cadre de la Vème République est particulièrement favorable à ce type de gouvernement. Euphémisme parce qu’en réalité, il y a tout lieu de considérer qu’il constitue le volet constitutionnel de cette perspective contre-insurrectionnelle.

La guerre moderne présuppose dans ses conditions de faisabilité, que le pouvoir exécutif prenne ou puisse prendre entièrement la main sur certains domaines et/ou à certains moments. En cas de conflit larvé ou ouvert avec le pouvoir constituant, les pouvoirs constitués mis en cause ne peuvent en effet mener sereinement une véritable guerre sociale qu’en ayant institutionnellement les coudées franches, et ce avec un risque de renversement très relatif.

C’est l’essence dictatoriale de l’approche constitutionnelle défendue par Carl Schmitt, dont la pensée irradie les principaux systèmes constitutionnels actuels. Une pensée qui consiste à considérer que le politique, c’est le conflit, et qu’en cas de conflit entre le chef et le groupe qu’il dirige, c’est le chef qui doit avoir le dernier mot. Or, on fait difficilement plus schmittien que la Constitution de la Vème République.

Mais si notre système juridique est extrêmement favorable à la guerre moderne, ce n’est aujourd’hui plus tant parce que l’exécutif peut s’arroger à peu près tous les pouvoirs quand il le souhaite avec le dispositif des circonstances exceptionnelles et par extension du droit d’exception (état d’urgence, état de siège) qu’en raison de la philosophie de notre droit dans son ensemble, qui permet sans ambages de mettre les libertés fondamentales entre parenthèses, en tant que de besoin.

Une permissivité bienveillante à l’endroit du sécuritaire que l’on retrouve au niveau conventionnel (convention européenne des droits de l’Homme, pacte relatif aux droits civils et politiques de l’ONU, etc.) et à celui des instances chargées de dire le droit (Conseil d’État/Cour de cassation).

Aujourd’hui, l’institutionnalisation rampante de la guerre moderne est parvenue à ce degré de maturité que l’État peut se permettre d’intégrer au droit commun ce qui relevait jusqu’à lors du droit d’exception.

On l’a encore observé dernièrement en France avec la normalisation des dispositifs qui relevaient jusque-là de l’état d’urgence.

La loi dite « Renseignement » faisait de même en légalisant la surveillance totale des services après que celle-ci a été dénoncée dans le cadre des fuites organisées par Edward Snowden.

Sous des libellés abscons et généraux autorisant l’arbitraire, se trouvent ainsi totalement bafoué le droit au respect de sa vie privée, la liberté d’aller et de venir, la liberté d’expression, la liberté de manifester et jusqu’à la liberté de conscience en réalité puisque la guerre moderne ne vise à rien de moins qu’à sculpter les consciences.

Revenons maintenant aux trois dimensions de la guerre moderne telles que caractérisées par Bernard Harcourt.

Il y a tout d’abord cette composante TIA (« Total Information Awareness ») qui pose en principe d’action la nécessité de tout savoir sur tout, pour être en mesure d’identifier et éliminer l’ennemi et pour adapter la gestion des perceptions. Gestion dont on sait désormais qu’elle est au besoin individualisée.

Les pouvoirs sont à même, et ils ne s’en privent pas, de cibler des individus et de leur adresser une propagande sur mesure à des fins autres que commerciales. Pour dé-radicaliser nous dira-t-on par exemple.

Cette composante TIA a pris une certaine épaisseur à l’ère du numérique et des réseaux sociaux et d’autant plus maintenant où la puissance et le nombre des serveurs permet de collecter, traiter et stocker TOUTES les données personnelles, métadonnées et contenus. Si bien que ce qui était un fantasme chez certains aux 17 et 18èmes siècles est devenu réalité aujourd’hui.

Suite aux révélations d’Edward Snowden, Le Monde titrait en date du 5 juillet 2013 « Révélations sur le Big Brother Français – La DGSE collecte et stocke l’ensemble des communications électromagnétiques, en dehors de tout contrôle ».

On apprenait dans cet article, il y a 6 ans, que « la totalité de nos communications sont espionnées » et que « l’ensemble des mails, des SMS, des relevés d’appels téléphoniques, des accès à Facebook, Twitter sont ensuite stockés pendant des années ».

Le « renseignement d’origine électromagnétique » (ROEM) permet ainsi d’espionner n’importe qui, n’importe quand, et ce grâce notamment au supercalculateur installé au siège de la DGSE, Boulevard Mortier. Les données étant alors rendues accessibles, précise l’article, à la DCRI, à la DNRED (renseignement et enquêtes douanières), à la DPSD, à la DRM, TRACFIN et au service de renseignement de la préfecture de police de Paris.

On sait évidemment aussi que tous les opérateurs de BIG DATA collaborent pleinement avec les services de renseignement. Sur le plan commercial, ils peuvent être jaloux des données qu’ils collectent sur le dos des usagers, mais pour ce qui relève de la police politique, aucune difficulté.

Encore qu’aujourd’hui, on tende également de ce côté vers une activité rémunératrice comme la loi le prévoit maintenant aux États-Unis.

C’est ce ciblage continu et tous azimuts, décuplé par notre exposition permanente, qui a été normalisé et légalisé par la loi « Renseignement » du 24 juillet 2015. Nul besoin aujourd’hui de l’autorisation du juge judiciaire, en principe gardien des libertés individuelles, pour intercepter des communications.

Il suffit d’un accord du Premier ministre donné après avis de la Commission Nationale de Contrôle des Techniques de Renseignement, autorité administrative indépendante, comme la CNIL. Accord dont on imagine qu’il est donné par d’autres dans le cadre de délégations de compétence en cascade. Et accord dont on se prive sans doute allègrement pour espionner le tout-venant.

Pour tout savoir, il y a aussi la torture, ces « techniques d’interrogation renforcées » en langage officiel US, même s’il s’agit là surtout d’un instrument au service de la deuxième composante servant à « terroriser les terroristes ».

Et là, nous sommes en retard sur les États-Unis qui nous devancent en termes de légalisation des différentes méthodes mises en œuvre (simulacre de noyade, ultra-confinement, postures stressantes, privation de sommeil, sensorielles, électrocution, etc.).

À moins que nous ne torturions plus, ce qui paraît peu vraisemblable.

Au niveau de la deuxième mission de la guerre moderne, cette connaissance totale facilite évidemment grandement le travail et permet beaucoup plus aisément d’identifier, ficher et neutraliser les ennemis dont on peut dire qu’ils n’évoluent plus vraiment comme poissons dans l’eau si l’on reprend cette image qui a fait florès dans le jargon de la contre-insurrection française.

De même, le quadrillage territorial a, à cet égard perdu de son sens, puis-qu’aujourd’hui la maille de la toile de surveillance se situe directement au niveau de l’individu.

La troisième mission est enfin essentielle et consiste à sécuriser l’adhésion de la masse à la bonne idéologie. Et il y a matière à forger une théorie, c’est-à-dire une vision cohérente de la réalité.

L’interférence de la guerre moderne dans les communications ne tient évidemment pas seulement à la réception passive des signaux et données que l’on émet. Elle procède en première instance d’une gestion proactive de tels signaux.

Gérer les perceptions, c’est ainsi plusieurs choses qu’il faudra analyser et documenter de façon approfondie.

C’est saturer l’espace d’une musique de fond qui impose un cadre de pensée acceptable dans le débat et l’opinion publiques. Cadre de pensée où précisément, ce genre de considérations relative à la guerre moderne n’a pas sa place.

La guerre moderne n’est pas, dans sa quintessence, un objet admis dans l’espace de la communication régulée. Cette saturation implique aussi de tenir le rythme, non tant pour qu’une vérité chasse l’autre – ça, c’est nécessaire pour les sujets exceptionnellement plus dérangeants – que pour assurer le surf collectif sur la vague du futile ou de l’accessoire. Ne pas laisser le temps, ni l’espace de voir une vérité première émerger de façon trop visible.

On sait parfaitement en très haut lieu que les vérités premières finissent par sortir. Il s’agit donc avant tout de gérer cette sortie en assurant un certain niveau de distillation dans la sphère publique qui permettra à la force de l’oubli de remplir utilement son office.

Il faut donc saturer l’espace-temps pour réduire au néant, ou du moins au non-dit, au non partagé, ces vérités premières telle que celle de la guerre moderne. Il faut combler toutes les interstices et assurer dans le monde post-télévision que rien ne dépasse dans les programmes à la carte. C’est l’enjeu notamment du contrôle de l’Internet.

Si pour les tenants de la guerre moderne, l’enjeu est de perpétuer un consentement, nécessairement peu éclairé, pour ses opposants il est dans l’éducation populaire pour le progrès de laquelle Internet est un formidable outil.

À cet égard, on ne se fatiguera pas de voir et revoir l’excellente conférence gesticulée de Frank Lepage, Inculture, sans cesse actualisée, et dans laquelle il déconstruit de façon drôle et intelligente l’entreprise de décervelage que constitue « la culture » après avoir compris qu’elle servait à reproduire les pauvres, pas à les supprimer.

Il rapporte notamment dans cette conférence le témoignage étonnant de cette résistante et militante de la première heure de l’éducation populaire, Christine Faure, placée, au sortir de la seconde guerre mondiale, à la tête de la nouvelle direction de l’éducation populaire créée au ministère de l’éducation : « L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu », même au lendemain de la seconde guerre mondiale, résumera-t-elle au conférencier. Faisons en sorte qu’ils l’aient quand même.

Comme indiqué en introduction, on reviendra prochainement sur le livre de Bernard Harcourt qui montre que la guerre moderne constitue aujourd’hui, au sens propre, un paradigme de gouvernement. Chose que l’on entrevoyait ici depuis un moment.

Déjà Mathieu Rigouste établissait le lien de filiation directe entre l’école française et les méthodes d’encadrement des quartiers populaires, en montrant aussi que ces méthodes étaient en passe d’être généralisées au maintien de l’ordre dans son ensemble. Il visait en particulier les techniques et organisation policières. Bernard Harcourt généralise le propos.

C’est l’encadrement policier dans son ensemble, et non celui résultant uniquement des institutions officiellement affectées à la police, qui relève de la guerre moderne.

On l’observe aisément sur le plan de la communication, fondamentalement indexée sur la guerre au terrorisme, avec son arsenal de contre-mesures pérennisé dans la loi ordinaire, ses ennemis, dont la figure est construite depuis une trentaine d’années, avec au premier chef aujourd’hui, les Musulmans « radicalisés » et, par association dans l’esprit de l’opinion, les Musulmans et, au-delà, « les Arabes ».

Des ennemis racialisés, ce qui porte à précipiter le ressentiment visé comme l’ont relevé depuis longtemps les apprentis sorciers.

Ennemis appelés terroristes et auxquels on assimile par ailleurs de plus en plus volontiers des franges elles aussi radicalisées, qu’elles viennent de l’écologie, de l’ultragauche, etc.

La guerre au terrorisme évince au second plan, et c’est son but, tout ce qui est susceptible de concentrer l’attention sur les vrai clivages, auxquels s’attaquent nonobstant et de plus en plus fréquemment les mouvements sociaux que l’on songe aux mouvements des indignés, de Nuit Debout, des Gilets Jaunes, d’Occupy, des printemps arabes, des engagés contre les violences policières, etc.

Comprendre ce paradigme de la guerre moderne, également celui de la guerre au terrorisme, que d’aucuns assimilent à une troisième guerre mondiale, impliquera aussi de ne pas faire l’impasse sur son avènement.

Il faudra appréhender le 11 septembre, ce moment de bascule, ou encore cette « passe du troisième millénaire » pour les idéologues en chef de la guerre moderne et du terrorisme planétaire. Et sans s’y tromper : ce ne sont pas tant les événements sidérants du 11 septembre qui importent que la signification, l’Histoire dans laquelle ils prennent place.

CH

Cet article a été publié dans la revue La Nuit rwandaise n°11, 5 mars 2020,
annonçant la préparation du magazine Guerre Moderne

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