Lafarge, le cimentier qui ne laisse pas tomber l’État islamique

par | 30 Mai 2021 | Analyses

Premier groupe cimentier mondial, mais français, Lafarge entretenait une énorme usine à l’est de la Syrie, en plein cœur du territoire de l’État islamique, qui fournissait du ciment au nouvel État terroriste, lui payait régulièrement des taxes pour la circulation de ses camions, plus un impôt de 10 % sur l’activité du site. Bien sûr au courant, la direction de Lafarge se retrouve accusée de « financement d’entreprise terroriste ». La question se pose de savoir si l’argent du cimentier n’aura pas servi à organiser l’attentat du Bataclan en 2015…

Le 4 mai dernier les actionnaires du cimentier franco-suisse LafargeHolcim votent le changement de nom de la multinationale. Elle devient uniquement Holcim, gommant de façon opportune le patronyme historique Lafarge. Car si officiellement le groupe se rebaptise dans un souci « d’efficacité et d’impact », pour devenir le « leader mondial de solutions de constructions innovantes », officieusement, c’est une autre histoire.

Né en 2015 de la fusion entre le français Lafarge, premier producteur mondial de ciment, et du suisse Holcim, actif dans plus de 70 pays, le groupe pèse désormais 26 milliards d’euros et emploie 78 000 collaborateurs à travers le monde. Si les deux entreprises ont connu un développement similaire en passant en une centaine d’années de l’affaire familiale au rang d’acteur planétaire, le moins qu’on puisse dire, c’est que Lafarge à nettement plus mauvaise presse que son partenaire.

Car en 2015, lors de la fusion, il arrive avec dans ses valises quelques dossiers embarrassants. L’un d’entre eux éclate de façon retentissante l’année d’après, en 2016, lorsqu’une enquête[1] du Monde révèle que la filiale syrienne du groupe aurait versé, entre le printemps 2013 et l’été 2014, quelques 15 millions de dollars à des organisations jihadistes locales, dont le Front Al Nostra et l’État Islamique (EI), afin d’assurer la poursuite de son business. Deux ONG, Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’Homme (ECCHR), portent plainte dans la foulée pour « financement d’entreprise terroriste », « complicité de crimes de guerre » et « complicité de crimes contre l’Humanité ». Les accusations du Monde seront en partie confirmées en 2017 par une enquête interne du cimentier.

L’État Islamique n’arrête pas le business de Lafarge

En 2010, la Syrie de Bachar Al-Assad est alors en pleine expansion économique et le site de Jalabiya, que le groupe français exploite via sa filiale Lafarge Cement Syria peine à satisfaire la demande. Rénovée en 2010 elle produit près de 7 000 tonnes de ciment jour. Une perle orientale de 400 millions de dollars qualifiée de « plus gros investissement en Syrie hors secteur pétrolier ». Mais la guerre civile débute en 2011. Pas de quoi stopper le business cependant.

Entre alors en scène un personnage influent de la diaspora syrienne : Firas Tlass. Fils d’un ex-ministre de la Défense, puissant homme d’affaires lui-même, important actionnaire de l’usine, il vit en exil à Dubaï mais continue à codiriger la cimenterie grâce à sa fine connaissance des réseaux locaux. C’est vers lui que se tournent les cadres locaux pour les problèmes de transit, de contrôles et de check points à passer. Au total, ce sont 9,76 millions de dollars qui sont distribuées aux factions armées présentes sur le terrain, parmi lesquelles le front Al Nostra, ainsi que l’Etat Islamique. L’enquête a permis de retrouver des laissez-passer estampillés du sceau de l’EI.

Sous le ciment, le cash

Firas Tlass se défend cependant d’avoir sciemment alimenté l’EI. Il reconnaît avoir du « compléter le salaire de certains miliciens » sans chiffrer l’ensemble. Et selon lui, il était difficile, voire impossible de déterminer la destination finale des sommes versées. Si l’homme d’affaires en exil a la mémoire courte, c’est aussi peut être pour occulter les relations particulières du cimentier avec les services de renseignement français. Dès avril 2012 deux fonctionnaires assistent au comité exécutif du groupe. Le directeur de la sûreté groupe de LafargeHolcim, Jean-Claude Veillard, reconnaît avoir transmis au service de renseignement les éléments qu’il recevait du terrain. Ancien militaire, ex-numéro 5 sur la liste FN à Paris aux municipales de 2014, l’homme a ses habitudes à la DGSE et à la direction du renseignement militaire. Un jackpot pour les services français qui, en échange, ferment les yeux sur la façon dont les renseignements sont obtenus. Mais ils savent que c’est en partie grâce aux sommes versées par Lafarge pour « sécuriser les transactions sur leur site ».

La DGSI n’est bien entendu pas la seule à être informée. Dans un mail issu de la perquisition opérée par la juge d’instruction Charlotte Bilger, le monsieur sécurité de Lafarge reconnaît lui même qu’il a informé depuis plusieurs mois la directrice juridique du groupe et qu’il n’y a « pas de problème particulier avec la hiérarchie ». Ce qui vaut en 2017 une mise en examen de huit anciens cadres dirigeants du groupe, dont Bruno Lafont, PDG de 2007 à 2015, ainsi que Christian Herrault, directeur général adjoint, l’ex-DRH du groupe et bien sûr Jean-Claude Veillard lui-même. Malgré plusieurs procès verbaux issus des comités du sûreté qui se tenaient chaque mois au siège mentionnant le nom de l’État Islamique, l’ex-PDG dit n’en rien savoir. Des documents qui lui étaient pourtant remis en main propre sous pli fermé par Jean-Claude Veillard, dont il dit à la juge d’instruction y avoir « jeté un œil » sans entrer dans les détails car ce n’était pas son rôle.

D’une main il finance, de l’autre il renseigne : l’ombre sanglante du Bataclan

Sur place, le seul pilote dans l’avion semble donc avoir été Firas Tlass, l’homme de l’ombre qui préside en sous main aux activités de la cimenterie de Jalabiya avec la bénédiction des services hexagonaux et de Lafarge. C’est qu’il en sait des choses… Il donne parfois aux fonctionnaires de la DCRI des visages, des noms, des précisions sur des jihadistes actifs en France. D’une main il finance et de l’autre il renseigne. Un jeu dangereux qui conduit l’accusation à se demander si une partie des sommes versées n’aurait été utilisée pour organiser l’attentat en Bataclan en 2015…

Le second volet de l’affaire concerne 5,5 millions de dollars également versés sur la même période à des fournisseurs de la cimenterie. C’est par l’intermédiaire d’Amro Taleb, un consultant, de nationalité syrienne et canadienne, que les offres transitent. Diplômé en ingénierie minière, il accompagne certains groupes industriels en Syrie. Officiellement « expert conseil en environnement » auprès de Lafarge Cement Syria, il s’improvise en 2013 courtier en matières premières grâce à sa prétendue connaissance des différentes factions. Il empoche au passage 230 000 dollars pour ses bons offices. Pour l’accusation, c’est lui qui aurait permis à Lafarge de s’approvisionner auprès de l’EI. Une version contestée par l’intéressé, qui dit n’avoir traité qu’avec des fournisseurs fréquentables. Et sa menace de révéler les relations du cimentier avec un émir de Daech devient devant la juge un simple « baratin » pour être payé plus rapidement. Un imbroglio d’arguments qui convainc la justice française. Elle lui a rendu son passeport en 2020 afin qu’il puisse rentrer aux Émirats Arabes Unis.

Du béton pour les bunkers de l’Etat Islamique

Troisième volet, Lafarge a t-il sciemment aidé l’EI à résister aux bombardements de la coalition ? Il est permis de le croire, puisqu’un mail de 2014 d’Ahmad Jaloudi, gestionnaire de risques du cimentier en relation avec les groupes terroristes, informe Frédéric Jolibois, responsable de la filiale syrienne, que l’EI serait à la recherche de 150 000 tonnes de ciment. Une simple « information » plaide l’homme devant la juge d’instruction, mais une quantité si importante qu’elle aurait pu contribuer largement à réparer les dégâts des bombardements sur les jihadistes et éventuellement leur permettre de s’en protéger en se bunkerisant. Et Paris et Washington pourraient y avoir eu intérêt (cf encadré n°2). Les Russes, bien qu’équipés de bombes spéciales, mettrons six mois à les déloger.

La Cour d’appel de Paris a finalement annulé le chef d’accusation de « complicité de crime contre l’humanité » en novembre 2019 et écarté la constitution de partie civile des ONG à l’origine de la plainte (Sherpa et l’ECCHR). Huit ex-cadres et dirigeants du groupe restent néanmoins mis en examen pour « financement du terrorisme » et « mise en danger le vie d’autrui ». Le groupe est quant à lui toujours poursuivi pour « financement du terrorisme », « violation d’un embargo » et « mise en danger de la vie » d’anciens salariés de son usine de Jalabiyaet. Une première pour une multinationale.

Ancienne base militaire américaine sur le site de l’ancienne cimenterie Lafarge, wikimapia.org

Les autres dossiers délicats de Lafarge

New York 2004-2013 (Etats-Unis) : Lafarge a été obligé de revoir ses installations « principale source d’émission de mercure », et d’abonder à un fond à un fond de préservation de l’environnement.

Vallée d’Azergues 2017 (France) : Forts dépôts de poussières dans les villages autour de la cimenterie. Demande de dérogation pour l’émission de poussières en 2019. Odeurs de gaz persistantes en 2020.

Paris 2020 (France) : Lafarge déversait depuis des années dans la Seine des particules de ciment, tiges de fibres plastique et produits de traitement en bétonnant le lit du fleuve. « Vandalisme », selon le cimentier.

Bouc Bel Air 2021 (France) : Mise en demeure de cesser des émissions de poussières et d’oxydes de soufre qui empêchent les riverains de respirer.

Contes 2021 (France) : Fermeture du site au profit d’implantations dans des pays à la main d’œuvre meilleur marché.

Mormont 2021 (Suisse) : Les zadistes helvétiques opposés à l’extension d’un site sont dispersés à coup de pelleteuses et tronçonneuses par les forces anti-émeutes.

Lafarge acteur international

Après avoir été directeur du renseignement militaire, le général Benoît Puga devient chef d’Etat major des armées sous la présidence de François Hollande. A l’époque, la diplomatie française milite en faveur de l’accession au pouvoir en Syrie du général Manaf Tlass, fils de Mustapha Tlass et frère de Firas Tlass, soupçonné d’avoir été le middle man entre l’EI et Lafarge en Syrie. Bertrand Collomb, président d’honneur de Lafarge, président du Dialogue transatlantique des affaires actif dans les réunions américano européennes du groupe Bilderberg, obtient de son côté un accord de Washington pour protéger la cimenterie des bombardements américains. Un deal nécessairement validé par le renseignement français. Curieusement, l’ombre États-unienne est également présente du côté du second intermédiaire supposé de Lafarge avec l’EI, Amro Taleb, récipiendaire d’un certificat du Pentagone attestant de son engagement contre l’État Islamique et animateur de conférences publiques à Harvard. Il sera opportunément peu inquiété par la justice française. Bien qu’engagé dans une coalition contre l’EI, Washington se sert en réalité de son ennemi en Syrie pour faire tomber le régime de Bachar Al-Assad. C’est en partie grâce à la libération, orchestrée par les Etats-Unis à Bagdad, des anciens opposants à Saddam Hussein que s’est constitué l’EI. Paris comme Washington ont donc un intérêt géostratégique indéniable à soutenir l’État Islamique tout en le combattant. Et en faisant quelques affaires au passage.

 

Plus d’informations

[1] Comment le cimentier Lafarge a travaillé avec l’Etat islamique en Syrie, Le Monde, 21 juin 2016

Illustrations

Vue de la cimenterie LafargeHolcim de Jalabiya (Syrie).
Photo prise par les employés de l’usine / opensourceinvestigations.com
Ancienne base militaire américaine sur le site de l’ancienne cimenterie Lafarge, wikimapia.org: «La cimenterie Lafarge a été partiellement détruite par ISIS, et a été utilisée par les Syrian Defense Forces et les États-Unis comme base militaire et aérodrome de fin 2015 à octobre 2019. Le 16 octobre 2019, l’US Air Force a bombardé leur partie de la base pour empêcher son utilisation par ISIL ou les forces rebelles soutenues par la Turquie. Les forces SDF ont brûlé leur partie de la base avant de la quitter.»

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