GUERRE BIOLOGIQUE
Au début de la seconde guerre froide ou de la guerre dite fraîche (1975-1984), tandis que le programme d’armement biologique américain s’était plutôt orienté vers la protection que l’agression, le programme soviétique de guerre biologique Biopreparat prenait quant à lui son essor. L’ampleur de ce programme est toutefois controversée, car les publications à ce sujet ont jusqu’à nos jours un caractère souvent partisan et sont fondées sur des sources éparses et incertaines.
Nous avions pu, avant son décès en 2019, échanger à ce sujet avec Jeanne Guillemin (1943-2019) une anthropologue médicale américaine, spécialiste des programmes de guerre biologique, qui a enquêté minutieusement et sur le terrain, en Union Soviétique, au début des années 1990.
Selon elle, les principales publications au sujet du programme soviétique et post-soviétique demeuraient, en 2017, « peu ou pas basées sur des éléments factuels », et la littérature sur les projets de guerre biologique russes de l’après-guerre-froide basée sur des « rumeurs et des suppositions à propos des initiatives soviétiques secrètes de défense stratégique de la guerre froide, qui étaient effectivement effrayantes mais technologiquement peu avancées et ne furent jamais utilisées ».
L’une de ces publications (Biohazard – the Chilling True Story of the Largest Covert Biological Weapons Program in the World – Told from inside by the Man Who Ran It), abondamment citée, est celle du transfuge russe Ken Alibek, qui fut recruté discrètement en 1975 dans l’organisation Biopreparat. Selon lui, ce programme débuta par un projet dénommé Enzyme décrété secrètement par Brejnev en 1973, et ayant pour but de « moderniser les armes biologiques existantes et de développer des pathogènes génétiquement modifiés, résistants aux antibiotiques et aux vaccins, qui pouvaient devenir des armes puissantes utilisables dans l’armement intercontinental ». L’URSS aurait aussi selon d’autres sources produit des quantités très importantes de divers pathogènes extrêmement dangereux, dont le bacille de la maladie du Charbon, de la Peste et, dans le cadre du programme Vector, le virus Ebola, celui de la fièvre de Lassa, le virus Marburg et celui de la variole.
L’une des installations de production de Biopreparat était située à Sverdlovsk, l’actuelle ville de Iekaterinbourg. En avril 1979 eut lieu dans cette ville industrielle de l’Oural une étrange épidémie de maladie du charbon. Cette maladie infectieuse (plus connue sous son nom anglais Anthrax), touchant les animaux et les hommes, est causée par une bactérie, Bacillus anthracis, qui a été souvent étudiée en tant qu’agent de guerre biologique, car elle résiste très bien dans l’environnement grâce à ses spores, des formes très résistantes de la bactérie, qui peuvent traverser les siècles et défier les meilleurs désinfectants. On attribue généralement la forme respiratoire extrêmement rare de cette maladie à une origine militaire (mais aussi industrielle), tandis que les formes gastrique et cutanée sont plus volontiers considérées comme liées à des origines civiles (consommation de viandes contaminées, industrie de tannage, etc.). Les formes internes ou systémiques de la maladie (qui peuvent être provoquées par inhalation ou par ingestion) sont cependant difficiles à différencier.
Nicholas Wade, à l’époque journaliste scientifique et éditeur de la revue Nature, publia en 1980 l’un des premiers articles critiques à propos de l’incident de Sverdlovsk. Il y soulignait que cet incident risquait fortement « d’éroder l’appétit, déjà faiblissant, des américains pour les traités avec l’Union Soviétique sur le contrôle de l’armement ».
Le bacille de la maladie du charbon, était pourtant endémique à Sverdlovsk. Cependant, l’ampleur supposée de l’épidémie de 1979 (près de 1000 morts) et le fait que les services secrets des USA suspectaient l’URSS d’effectuer, à proximité de la ville, des recherches dans le cadre d’un programme de guerre biologique, laissait penser qu’elle était d’origine artificielle. Plusieurs épidémies similaires de charbon gastrique avaient cependant eu lieu en URSS depuis 1923 et dans la même région en 1927.
Avant Wade (le 29 août 1979), deux médecins soviétiques publiaient d’ailleurs un article, dans lequel ils soulignaient le caractère endémique de la maladie du charbon dans la région de Sverdlovsk, où cent cinquante-neuf épizooties de cette maladie avaient été relevées depuis 1936. Ils blâmaient le marché noir de viande contaminée pour expliquer l’épidémie d’avril 1979. Ils tendaient à exclure l’origine accidentelle, due à des tests militaires de bombes chargées de spores et d’une épidémie par inhalation (l’hypothèse privilégiée par les USA), en raison du profil épidémiologique de l’infection.
Selon Wade et « pour les analystes du renseignement américains » la coïncidence entre cette épidémie et l’activité, suspectée depuis plusieurs années, de production d’armement biologique dans la région, était suffisante pour présumer une origine artificielle et guerrière. Mais Wade admettait aussi que « la littérature soviétique préexistante établissait que des épidémies de charbon gastrique avaient une probabilité d’occurrence d’une fois tous les trois ans », dans cette région de l’Oural. Et que les « médecins occidentaux [avaient] une connaissance très limitée de cette forme de maladie du charbon » par rapport aux médecins russes, et ne pouvaient donc pas légitimement diagnostiquer qu’une maladie du charbon gastrique pusse avoir été due à une infection primaire par inhalation, ce qui aurait caractérisé une épidémie provoquée, accidentellement ou non, par des installations ou une opération militaire.
La suspicion des États-Unis fut partiellement levée en 1988, lors de la visite d’un groupe de médecins soviétiques à l’Académie Nationale des Sciences de Washington. Cette visite, démentant les allégations du début des années 1980 fut « organisée par Matthew Meselson [un biologiste moléculaire de tout premier plan], qui avait conseillé le gouvernement des États-Unis en 1980 […] pour déterminer si l’incident de Sverdlovsk pouvait être le résultat d’une production d’armes biologiques qui aurait mal tourné ». Malgré cela, les États-Unis persistèrent à croire que la cause de l’épidémie était une explosion au centre de recherche sur l’armement biologique de Sverdlovsk.
L’une des informations qui fut vérifiée et confirmée à l’occasion de cette visite – dans la ville qui retrouva en 1991 son nom pré-soviétique de Iekaterinbourg –, était l’existence d’un centre de recherche dédié à la guerre biologique dans les environs de la ville de l’Oural. Des rapports de la CIA, rédigés entre 1990 et 1991, firent également état, sur la base de publications russes, des préoccupations américaines à propos de l’existence d’une telle unité de production d’armes biologiques sur place. L’un de ces rapports, qui était la traduction d’un article de la journaliste Natalya Zenova, native de Sverdlovsk, publié dans Literaturnaya Gazeta était intitulé « Secret militaire : les raisons pour lesquelles la tragédie de Sverdlovsk doit faire l’objet d’une enquête ». Elle y rendait compte de cet incident sous la forme d’une première enquête, dans laquelle elle publiait des entretiens avec des personnels médicaux d’hôpitaux de Sverdlovsk et relatait, dans un article publié la même année en URSS, les points de vue de militaires sur l’incident.
Mais l’étude la plus complète et démonstrative à propos de cette épidémie ne fut menée qu’en 1992 par une équipe de scientifiques russes et américains, sous la direction de Matthew Meselson, qui se rendit sur place. Son épouse, Jeanne Guillemin, participa à cette étude et rendit compte dans un ouvrage très détaillé, intitulé Anthrax, publié en 1999, vingt ans après l’incident meurtrier, de l’enquête épidémiologique minutieuse qu’elle mena à Iekaterinbourg. Cette enquête révéla que l’épidémie de charbon avait bien été causée par une fuite issue des équipements de conditionnement de bacilles du charbon dans l’établissement de Sverdlosk, dépendant vraisemblablement de Biopreparat. Combinée à un vent de nord-ouest, cette fuite contamina les populations humaines et animales selon un vecteur, que Jeanne Guillemin identifia, en recueillant les témoignages d’habitants, ainsi qu’en confrontant ceux-ci avec les données épidémiologiques, hospitalières et mortuaires de la ville de Sverdlovsk.
Cette épidémie accidentelle, qui avait conduit le KGB à établir une liste des victimes, fut alors complétée par Jeanne Guillemin. L’épidémie fit finalement près de soixante-dix morts, dont les proches ignorèrent pendant plusieurs années l’origine de leurs décès. Les conclusions de l’enquête de 1992, publiées dans la revue Science en 1994 par Meselson et son équipe, montrèrent ainsi que l’ampleur de l’accident était bien moindre que le laissaient supposer les allégations américaines antérieures.
Cet accident révèle le risque que peut faire courir à sa propre population un État menant secrètement des activités de production d’armements biologiques. Il manifeste en outre la difficulté d’attester de l’origine d’une épidémie, qu’elle soit intentionnelle ou accidentelle, à cause des nombreux obstacles politiques, bureaucratiques et relatifs au secret militaire, qui se dressent sur la route des enquêteurs qui souhaitent apporter au public des informations sur des activités militaires les concernant de près.
Les travaux de Meselson et de Guillemin, tous deux américains, sont de point de vue emblématiques de la nécessité de préserver l’indépendance la recherche universitaire à l’égard d’agendas politico-militaires.
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EA
Bibliographie
— CIA, National affairs – Urals bacteriological accident suspected in 1979, case n° F-1991-00146, 4 septembre 1990.
— K. Alibek, S. Handleman, Biohazard — the Chilling True Story of the Largest Covert Biological Weapons Program in the World — Told from inside by the Man Who Ran It, Random House, New York, 1999, p. 38-47.
— Jeanne Guillemin, Anthrax : the investigation of a deadly outbreak, University of California Press, Berkeley, 2001.
— Meselson, M, J Guillemin, M Hugh-Jones, A Langmuir, I Popova, A Shelokov, et O Yampolskaya. « The Sverdlovsk Anthrax Outbreak of 1979 ». Science 266, no 5188 (18 novembre 1994): 12028.
— J. Palca, « Anthrax outbreak in Soviet Union due to natural causes ? », Nature, vol. 332, 21 avril 1988.
— N. Wade, « Death at Sverdlovsk: A Critical Diagnosis », Science, Vol.209, 26 septembre 1980
— M. Wheelis, L. Rózsa & M. Dando, Deadly Cultures-Biological Weapons since 1945, Harvard University Press, 2006, chap. 6.
— N. Zenova, « Secret militaire : les raisons pour lesquelles la tragédie de Sverdlovsk doit faire l’objet d’une enquête », Literaturnaya Gazeta, n° 34, 22 août 1990.
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