MEDEA ou l’espionnage pour la cause climatique

par | 3 Nov 2021 | Analyses

RENSEIGNEMENT ET CLIMAT

La coopération dans l’environnement et au nom de l’environnement a toujours eu ses limites. En 1962, les États-Unis et l’U.R.S.S. ont conclu leur premier accord concernant l’environnement : un instrument qui prévoit la coordination du lancement par les deux parties de satellites météo et l’établissement de liens de communication entre les centres météo des deux parties. Mais il ne fallait pas leur en demander trop : il y a les limites au confidentiel défense. Au « classified ». Certes, les services de renseignement des États-Unis étaient fort bien informés au sujet des dérèglements climatiques depuis la fin des années 70. Même auparavant d’ailleurs, ne serait-ce que pour procéder à des opérations comme Popeye.

Aux alentours de 1985, les enjeux climatiques ne semblent pas attirer l’attention des décideurs ni ceux de la CIA. Les satellites sont utilisés pour surveiller les activités militaires menées par Moscou. Corona est le premier programme de satellites de reconnaissance optique états-unien, en activité jusqu’en 1972. Ces satellites ont été conçus pour évaluer la rapidité avec laquelle l’URSS produisait des bombardiers à longue portée et des missiles balistiques, et leur emplacement. Linda Zall, docteure en ingénierie civile et environnementale, recrutée dès 85 par The Agency, contribue alors à l’amélioration de l’analyse des images de reconnaissance et permet de planifier la nouvelle génération de satellites-espions. Ces satellites tournent en orbite sur des trajectoires nord-sud qui passent près des pôles de sorte que, lorsque la planète tourne, la grande majorité de la surface de la Terre passe sous leurs capteurs pendant 24 heures. Des images certainement vitales, mais… qui n’intéressent guère les espions de la CIA (ou de leurs concurrents et rivaux).

Au début de 1990, le climat géopolitique se modifie. Le futur vice-président des États-Unis, Al Gore (qui sera par la suite lauréat avec le GIEC du Prix Nobel de la Paix en 2007) demande à ce que l’Agence de Langley soit sollicitée pour aider le gouvernement autour des questions (issues) écologiques. À la demande d’Al Gore, encore lui, Linda Zall rédige un rapport confidentiel décrivant ce que la reconnaissance spatiale peut ou pourrait apporter aux sciences de la Terre. La volonté politique va faire la différence.

En 1992, lorsque Bill Clinton remporte l’élection présidentielle, un groupe de travail nommé MEDEA est créé au sein de la Central Intelligence Agency. MEDEA, ce sont les acronymes pour Measurements of Earth Data for Environmental Analysis, Mesures des données terrestres pour l’analyse environnementale. À la tête de ce service se distingue Linda Zall. En tant qu’officière de la CIA, elle est chargée par le patron Robert Gates d’examiner les systèmes classifiés afin de déterminer si des informations environnementales utiles pourraient être divulguées. Zall demande alors l’avis de la communauté scientifique. Elle fait appel entre « autres à Gordon MacDonald, un écologiste convaincu. Dans How to Wreck the Environment, publié en 1968 alors qu’il était conseiller scientifique de Lyndon Johnson, MacDonald prédisait un avenir proche dans lequel “les armes nucléaires seraient effectivement interdites et les armes de destruction massive seraient celles de la catastrophe environnementale”. L’une des armes les plus dévastatrices, croyait-il, était le gaz que nous expirions à chaque respiration : le dioxyde de carbone.

“En augmentant considérablement les émissions de carbone, les armées les plus avancées du monde pourraient modifier les régimes climatiques et provoquer la famine, la sécheresse et l’effondrement économique”.

Al Gore, alors sénateur dans l’opposition (lorsque George Bush est aux affaires), envisage — le premier ! — que la CIA mette ses archives à la disposition des climatologues, glaciologues et océanologues. Alors que, depuis plusieurs décennies, l’Agence observe la zone arctique par satellite en focalisant uniquement sur cet espace en raison des mouvements des sous-marins nucléaires de l’adversaire. Contre toute attente, la CIA accepte cette proposition. À partir de cette ouverture, Linda Zall va pouvoir faire analyser des tonnes de données collectées par les satellites depuis 1960 et fournir une base de référence servant à évaluer le rythme et l’ampleur du changement planétaire. Elle prend la tête d’une équipe de 70 scientifiques. Sous son impulsion, la CIA va laisser les chercheurs, notamment des civils, fouiner dans ses données. Ces derniers vont ainsi accéder pour la première fois à des milliers de kilomètres de pellicule et de bande magnétique ; disposer d’un trésor à partir d’une photographie de dizaines d’années d’évolution des glaces, des forêts et de l’océan !

Pour couronner le tout, la CIA va consentir à un rapprochement bienveillant entre ses équipes (dont Linda Zall) et les collègues ex-soviétiques, membres du KGB ou du GRU. La détente aidant, les espions de l’ère Clinton et ceux de l’ère Eltsine parviendront à bien s’entendre et s’apprécier. La guerre froide semble lointaine et Linda Zall profitera de cette atmosphère pour conduire quelques délégations à Moscou, fin 1992.

Les espions, en mal de recyclage, sont à la recherche de nouvelles menaces. La CIA est — enfin ! — convaincue de l’utilité de ses satellites-espions pour préserver la planète. Les retombées du programme MEDEA sont utiles à tous : cela permet à la U.S. Navy de diffuser des informations autrefois secrètes sur les profondeurs de l’océan. Fin 1995, une nouvelle carte des fonds marins est dévoilée : elle met à nu les fissures profondes de crêtes et de volcans.

L’arrivée de George W. Bush va tout chambouler. Jugées non essentielles, les activités de MEDEA sont stoppées en 2001. Il va falloir attendre fin 2009, pour assister à une reprise de Médéa au moment où la CIA met sur pied un centre sur le changement climatique et la sécurité nationale.

Sa mission consiste à aider les décideurs à mieux comprendre l’impact des inondations, de l’élévation du niveau des mers, des déplacements de population, de l’instabilité des États et de la concurrence accrue pour les ressources naturelles. Le centre s’attire les foudres des Républicains du Congrès, les climatosceptiques de la première heure pour qui “Les ressources de la CIA devraient être consacrées à la surveillance des terroristes dans des grottes — et non pas à celle des ours polaires sur les icebergs », comme l’a fait remarquer le sénateur républicain du Wyoming, John Barrasso. En raison de toutes ces critiques, le centre sera fermé en 2012. MEDEA poursuit, mais Linda Zall va prendre sa retraite un an plus tard.

Au moment où Obama affirme en 2015 que le changement climatique représente une menace à la sécurité globale, et que le climat va impacter la façon dont les militaires vont devoir défendre la nation, la CIA décide de mettre fin au programme MEDEA.

Un redémarrage d’un programme similaire à MEDEA est-il envisageable sous la présidence de Joe Biden… ? Certains l’espèrent encore, y compris parmi les anciens collaborateurs de Linda Zall.

 

B.C.

 

D. James Baker and Linda Zall, THE MEDEA PROGRAM, Oceanography, Vol. 33, No. 1, mars 2020, pp. 20-31. Oceanography Society, https://www.jstor.org/stable/10.2307/26897832

– CENTRA Technology Inc., Scitor Corporation, « Southeast Asia: The Impact of Climate Change to 2030: Geopolitical Implications », National Intelligence Council, Conference report CR 2010-02, January 2010

 

Illustration:
Photo 1 : Réunion du groupe MEDEA avec le vice-président Al Gore, le 14 mai 1996.
Photo 2 : Les principaux membres de MEDEA lors de la réunion de 2008.
Image: THE MEDEA PROGRAM, Oceanography, Vol. 33, No. 1, mars 2020, page 21.

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