Giscard est mort ? 30 000 Argentins avant lui…

par | 12 Mai 2021 | Analyses

Giscard n’est pas mort derrière les barreaux. Pas comme le général Jorge Videla, décédé en prison en 2013, condamné à perpétuité pour les 30 000 morts de sa dictature, instaurée en 1976 avec un soutien français sans failles. Les « conseillers » français, envoyés par Giscard, enseignaient l’art de la torture et des « disparitions », des techniques élaborées en Indochine et en Algérie, celles de la « guerre psychologique » ou « révolutionnaire ».

Début 1996, le titre « Mort d’un assassin » avait été refusé pour un article nécrologique, à l’heure où la France unanime pleurait le décès de Mitterrand… Cela dérogeait à la bienséance… Fut finalement accepté un titre en fait plus explicite : « Mitterrand est mort ? Un million de Rwandais aussi… » En cet an 2021, Giscard meurt à son tour, plus de quatre décennies après avoir envoyé l’armée française en soutien de la dictature militaire, proclamée en 1976 en Argentine par le général Videla.

Dès 1975, sous le gouvernement d’Isabel Perón, l’armée argentine engageait déjà des opérations de « guerre révolutionnaire » décalquées sur les recettes de la bataille d’Alger – et déjà apparaissaient des « escadrons de la mort » dans les rues de Buenos Aires. On comprend que ce qu’on appellera « l’école française » sévissait avant même que les militaires n’instaurent leur dictature… Et le soutien clandestin de la France aux généraux ainsi mis au pouvoir s’intensifiera ensuite tout au long de leur règne sanglant.

C’était il y a quarante-cinq ans…

Presque un demi-siècle aura passé, et Giscard meurt sans qu’on l’ait jamais interrogé sur cette page d’histoire où il s’était rendu coresponsable de crimes imprescriptibles de grande ampleur. Sans que cela ne lui soit jamais reproché.

Il faut dire que le secret aura longtemps bénéficié d’une efficace chape de plomb recouvrant cette opération très spéciale des troupes d’élite, associées à des réseaux d’ex-collabos, réfugiés là, avec leurs camarades allemands, depuis leur défaite commune de 1945, et rejoints par des exilés de l’OAS après la guerre d’Algérie.

Des militaires français intervenaient en nombre, mais les rares témoins sortis vivants des salles de torture, où on entendait pourtant les instructeurs français, n’avaient pas insisté sur ce qui se comprenait surtout comme un détail étrange, presque une anomalie. La France, patrie mythique des Droits de l’Homme, mais aussi pays refuge pour les exilés de ces années-là, sera ainsi épargnée par ses propres victimes.

Après un bon quart de siècle d’omerta, malgré une mention dans le rapport sur les crimes de la dictature [Voir Nunca más], et en dépit de la découverte de ce qu’on a appelé « les archives de la terreur », en 1992, au Paraguay, révélant l’extension internationale de l’entreprise des généraux, il faudra attendre septembre 2003 pour que soit dénoncé ce crime de la République, avec le remarquable documentaire de Marie-Monique Robin, diffusé alors sur Canal+ : Escadrons de la mort, l’école française. Paraissait ensuite, aux éditions La Découverte, le livre éponyme, plus riche encore d’informations, et plus accablant. Il démontrait irréfutablement l’énorme scandale 
de cette coopération militaire avec des régimes criminels, en Argentine comme partout en Amérique latine, ces sombres années 1970 où la terreur « anti-subversive » se généralisera d’un bout à l’autre du continent, en bénéficiant partout de l’assistance « technique » française.

En 2003, une semaine après la diffusion du film par Canal+, des députés écologistes, dont Noël Mamère, demandaient l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire. Ils se voyaient répondre sèchement, deux mois plus tard, par un rapporteur de la commission des Affaires étrangères, qu’il n’y avait pas lieu que le Parlement se saisisse du dossier, aucun accord de coopération militaire n’ayant existé avec l’Argentine ces années-là.

L’argument pouvait sembler futile, concernant une opération aussi secrète que désormais bien documentée. C’était de plus un pieux mensonge, dont Marie-Monique Robin pouvait démontrer qu’il reposait sur une erreur factuelle, en produisant les accords déclarés inexistants par le rapporteur, et en fournissant leurs cotes dans les archives du ministère des Affaires étrangères… La commission des Affaires étrangères, présidée par Édouard Balladur, refusera carrément de l’entendre, alors que la demande d’une investigation parlementaire reposait explicitement sur les révélations dues à son enquête [Voir encadré]. Ironie de l’histoire, quelques mois plus tard, la même assemblée, représentée plus honorablement par le centriste Bernard Stasi, décernera le prix de meilleur documentaire au film de Marie-Monique Robin…

Cette fin d’année 2003, la diffusion d’Escadrons de la mort, l’école française sera évoquée dans la presse, dans Le Monde comme dans Le Nouvel Observateur. La responsabilité de Valéry Giscard d’Estaing, chef des armées, en charge de la politique étrangère du pays, était même relevée, au passage. Comme celle de Pierre Messmer, ministre des Armées puis Premier ministre, qui avait mis en place cette coopération militaire secrète. Une coopération également impliquée, par exemple, dans le coup d’État du général Pinochet, au Chili, en 1973 – avant la présidence de Giscard. Un avocat de victimes, William Bourdon, demandera même à un juge d’instruction que Giscard et Messmer soient entendus. Sans suites.

De nouveau, en 2007, la même demande de comparution judiciaire sera faite, devant un tribunal argentin cette fois, par l’amiral Luis María Mendía – considéré comme « un des idéologues » des « vols de la mort » , qui souhaitait que Giscard et Messmer témoignent pour sa défense…

Quelques mois après la diffusion du film de Marie-Monique Robin, en mars 2004, la Commission d’enquête citoyenne sur l’implication française dans le génocide des Tutsi (CEC) entendait Gabriel Périès, un politologue latino-américaniste, et plus particulièrement spécialisé dans l’étude de la « guerre révolutionnaire », cette doctrine de contre-insurrection française qui s’est illustrée en Indochine et en Algérie, et dont on retrouvera ainsi l’application en Amérique latine au long des décennies de « guerres sales ». Périès déclarait, devant la CEC, qu’en faisant ses recherches dans les archives de l’école militaire, il avait pu consulter la liste d’enrôlement des six cents militaires français envoyés ces années 1976-1981 en soutien à la dictature pronazie argentine.

Sous Giscard, chef des armées

Giscard président, en 1974, n’avait rien eu de plus pressé, à peine élu, que de recruter dans son gouvernement, comme secrétaire d’État aux Armées, le colonel Bigeard, connu en 1956 à Alger pour ce qu’on appelait les « crevettes Bigeard ». Cela consistait à embarquer ses victimes, en avion ou hélicoptère, pour les jeter dans la mer, les pieds dans une bassine de ciment afin qu’elles disparaissent à tout jamais.

En dépit de sa réputation de tortionnaire, Bigeard était ainsi promu au gouvernement peu avant que l’armée argentine n’engage sa première grande opération de « guerre révolutionnaire », dans la province de Tucumán, avec son lot de tortures, disparitions. Et, en 1976, Bigeard est encore secrétaire d’État aux Armées lorsqu’intervient le coup d’État militaire à Buenos Aires. L’École supérieure de mécanique de la marine, l’ESMA, installée au bord du Río de la Plata, devient alors un centre de torture industriel, d’où les victimes disparaissent selon cette fameuse technique des « crevettes Bigeard », ainsi que ce sera rapporté dans El Vuelo, témoignage exceptionnel d’un militaire argentin reconnaissant les faits. Des « vols de la mort » où le Río de la Plata remplaçait la rade d’Alger…

Officiellement « représentant personnel » du président de la République, Michel Poniatowski s’était rendu à Buenos Aires peu avant, en octobre 1977, à l’heure où les centres de torture tournaient à plein régime. L’envoyé spécial de Giscard venait pour signifier aux généraux le soutien complet de la France, en particulier pour la « lutte anti-terroriste »…

Giscard est mort ? Poniatowski aussi. Plus personne pour répondre… Il n’en faut pas moins ouvrir cette page d’histoire – et les archives ! « J’espère que nous aurons le courage de faire toute la lumière sur cette face cachée de notre histoire pour que nous ayons enfin le droit de nous revendiquer patrie des droits de l’homme », disait Bernard Stasi, tirant les conclusions de ce qu’on apprenait, il y dix-sept ans, sur ce crime méconnu de la République.

Le « si jeune président », sympathique joueur d’accordéon, restera – non moins que son adversaire Mitterrand – comme un parfait exemple de duplicité, accordant l’IVG en France, pendant que les partisans du droit à l’avortement étaient torturés à mort à Buenos Aires, sous encadrement français et au nom de la Vierge…

Nunca más, rapport recensant les crimes de la dictature – œuvre d’une commission dirigée par l’écrivain Ernesto Sábato –, contient le témoignage du général Carlos Prats, lequel insiste sur l’importance du soutien français, bien plus important et largement antérieur à celui des Américains…

Lorsqu’en 1995, l’envoyé spécial de Maintenant à Buenos Aires découvrait cette déclaration n’occupant pas plus de quelques lignes au fond du copieux rapport Sábato, on ne pouvait que s’étonner, tant elle contredisait brutalement l’idée reçue d’une responsabilité américaine principale, sinon exclusive, en tant que « gendarme » régional aux intérêts économiques substantiels… Le général Prats imposait une relecture complète de l’histoire. Maintenant – une publication dans le prolongement de laquelle s’inscrit Guerre moderne –, publiait alors un appel à enquêter. On voulait en savoir plus sur cet « apport » français, si fondamental selon l’un des plus hauts responsables de la dictature tortionnaire.

La dictature du ballon rond — En 1978, le Mundial de football se tenait dans un stade, à faible distance de l’ESMA… Il n’est pas interdit de se souvenir à ce propos d’un certain Diego Maradona, mort peu avant Giscard. Les nécrologies du champion auront parfois omis de rappeler que ces années-là, aux premières heures de sa gloire, il avait surtout servi de faire-valoir pour la dictature (comme il le fera ensuite aux services de tous les pouvoirs)… Quant à la coupe du monde, elle sera remportée « à domicile » – cette fois sans le jeune Maradona, malencontreusement oublié par le sélectionneur –, mais n’en sera pas moins une magnifique opération de communication pour les militaires au pouvoir. Ceux qui dénonçaient alors la participation française à cette épreuve sportive promotionnelle pour la dictature étaient loin d’imaginer que leur protestation masquait un fait aussi grave que l’engagement militaire français dans l’effroyable « guerre sale »

Sources :
– Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte, 2003.
– Laure Coret, François-Xavier Verschave, L’horreur qui nous prend au visage. L’État français et le génocide au Rwanda, Karthala, 2005.
Nunca más. Informe de la Comisión Nacional sobre la Desaparición de Personas. Seix Barral/Eudeba, 1985. Buenos Aires.
– Michel Sitbon, « El Silencio », Maintenant no 6, 1995.
– Horacio Verbitsky, El Vuelo, Dagorno, 1996.

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