«SANTÉ PUBLIQUE INVERSÉE»
La transition épidémiologique
En 1971, le professeur Abdel R. Omran proposa un modèle historique de l’évolution des causes de la mortalité, appelé Transition épidémiologique, pour expliquer le déclin globalement observé des maladies infectieuses. Il distinguait trois grandes périodes : la pestilence et la famine, suivie du recul des épidémies, puis les maladies dégénératives et artificielles. L’humanité serait entrée dans la troisième au milieu du XXème siècle, la biomédecine d’après-guerre étant devenue capable de vaincre les maladies infectieuses (grâce aux antibiotiques et à la vaccination). Les problèmes de santé principaux devaient dès lors devenir les maladies dégénératives, les maladies cardiovasculaires, les cancers et les maladies liées à des facteurs de risque comportementaux.
Mais des pandémies de la fin du XXème siècle et du début du XXIème, au premier titre desquelles l’épidémie de Sida et les épidémies à virus Ebola, sont venues nuancer ce triomphe de la biomédecine sur les maladies infectieuses. Les épidémies dues à des Coronavirus, dont celle dont nous continuons de subir les effets, ont constitué de ce point de vue une piqûre de rappel, achevant de nous convaincre que la transition épidémiologique n’est pas parfaitement accomplie. La présente pandémie a également montré qu’aucun pays ne peut prétendre assurer la santé de sa population indépendamment du reste du monde, les virus n’ayant pas l’élégance de s’arrêter aux frontières.
Trois obstacles majeurs à l’équité dans le cadre de la pandémie de Covid-19
L’un des piliers de la santé mondiale, ou dite globale, est d’étendre les problématiques de santé publique à notre monde globalisé. A cette échelle, dans les pays en voie de développement et dans les moins développés, les maladies infectieuses, au premier titre desquelles la tuberculose, n’ont pas cessé de faire des ravages. Selon l’OMS, en 2019, la tuberculose a fait 1,4 millions de victimes dans le monde et environ 10 millions de personnes l’ont contractée. La santé est à cette échelle une question médicale, mais surtout politique et économique, et l’application du grand principe bioéthique d’équité ou de justice distributive (un principe de juste allocation des ressources de santé), nécessite à ce niveau de considérer que pays riches et pays pauvres sont dans le même bateau.
Or, force est de constater que malgré l’initiative internationale COVAX (de l’OMS, de l’UNICEF, du CEPI (la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies) et du GAVI (l’Alliance globale pour les vaccins et l’immunisation), qui prévoit la mise en commun des vaccins et l’adaptation des coûts, la tendance est plutôt au repli sur soi. Nous illustrons ce point de vue à travers l’examen de trois obstacles majeurs à l’équité dans l’accès aux vaccins contre la Covid-19 : diplomatiques et politiques, économiques, et liés à la diversité des systèmes de santé et des contextes sanitaires.
Obstacles diplomatiques et politiques
L’accès aux vaccins est d’abord limité intentionnellement par des États, qui utilisent la vaccination comme un moyen de diplomatie d’influence ou de soft power, pour mettre en avant leur supériorité biotechnologique ou obtenir des contreparties.
Le New York Times pointait par exemple en février la coopération intéressée de l’État d’Israël en la matière, qui aurait financé des vaccins russes à destination de son ennemi syrien, dans le cadre d’un échange de prisonniers israéliens et syriens. Il pointait aussi la fourniture prioritaire de vaccins à des alliés ayant reconnu Jérusalem comme la capitale d’Israël ou y ayant installé des représentations diplomatiques (le Honduras notamment), tandis que le pays fournissait des doses négligeables à l’autorité palestinienne. Mais d’autres pays n’étaient pas épargnés : l’Inde, la Chine ou encore les Émirats Arabes Unis étaient également mentionnés parmi ceux ayant distribué des doses en priorité à leurs alliés politiques.
L’exemple du Sputnik-V paraît lui aussi emblématique de l’usage politique des vaccins : la publication scientifique de février en sa faveur dans la fameuse revue britannique The Lancet n’a pas suffi à le faire homologuer dans l’UE. Début juin, le Secrétaire d’état aux Affaires Européennes français Clément Beaune confirmait que ce vaccin n’était pas autorisé par l’Agence Européenne des Médicaments (EMA), jusqu’aux résultats de l’inspection en Russie par l’EMA. Fin juin, Mario Draghi affirmait qu’il risquait de « ne jamais obtenir le feu vert de l’EMA ». De leur côté, les Russes redoublent d’efforts de communication pour le promouvoir, avec un site web dédié, listant toutes les raisons de croire que le vaccin n’est pas plus dangereux qu’un autre, voire plus efficace et plus sûr. Ils promeuvent aussi leur participation à COVAX et mettent en avant la signature par l’UNICEF, en juin, d’un 4ème accord à long terme de fournitures incluant 220 millions de doses de Sputnik-V.
Outre les raisons objectives de cette défiance, dont la fourniture de lots non-conformes de Sputnik-V à la Slovaquie ces derniers mois, la nationalité (russe) des auteurs de l’article du Lancet est probablement en cause. Peut-être les États souhaitent-il favoriser aussi les industries pharmaceutiques nationales ou alliées. On peut enfin supposer que la militarisation des recherches biomédicales en la matière, qui en fait une forme de « santé publique inversée », selon les termes de Robin Clarke, est en jeu : la guerre biologique inclut en effet dans sa définition la défense contre les armes biologiques.
Il semble ainsi difficile de sortir, à l’échelle globale, de l’instrumentalisation politique de la santé, bien que des coopérations antérieures ou la création de consortiums internationaux comme l’Alliance Gavi laissent espérer des jours meilleurs. Il nous semble souhaitable de démilitariser la recherche biomédicale et de financer la transparence en la matière.
Obstacles économiques
Bien que les industries pharmaceutiques aient bénéficié de milliards de financements publics pour la recherche et le développement de vaccins, les gouvernements n’ont en général pas assorti ces financements de mesures conditionnelles quant à la publicité des résultats ou la non-exclusivité des licences d’utilisation. Le résultat devrait être un retard de distribution dans les pays les moins développés, si les licences sont accordées de force, ce qui devrait être le cas en vertu de la situation d’urgence sanitaire, définie dans la déclaration de DOHA sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce dans le domaine de la santé (2001). En attendant nous pouvons nous attendre à un accroissement de la morbidité, de la mortalité et des mesures de confinement.
Les pays développés contournent aussi les dispositifs internationaux à leur bénéfice ou à celui d’alliances locales. Ils privilégient leurs populations en leur assurant de manière disproportionnée l’accès aux vaccins, vraisemblablement car les citoyens attendent un retour sur investissement prioritaire de leurs impôts. Le résultat est que les pays développés ne contribuent pas assez à COVAX : il manquait en avril 6 à 8 milliards de dollars pour atteindre l’objectif de fournir 2 milliards de doses d’ici à la fin 2021, soit les deux tiers du budget prévu pour atteindre celui de vacciner 20% des populations de tous les pays. Mais à ce jour, les pays les plus développés (16% de la population mondiale), ont précommandé 4,2 milliards de doses, soit 70% des doses disponibles. Le Canada, par exemple, a commandé l’équivalent de 11 doses par adulte. Pour surmonter ces obstacles, l’instauration de licences libres pour les brevets, l’accroissement de la démocratie sanitaire mondiale et le renforcement des dispositifs de partage équitable de la ressource vaccinale sont quelques pistes.
Obstacles liés aux inégalités de santé préexistantes
Si ces obstacles politiques et économiques étaient surmontés, les inégalités de santé préexistantes demeureraient encore un obstacle majeur dans la distribution des vaccins. D’abord pour des raisons techniques : acheminer, produire ou conserver des vaccins nécessite des infrastructures parfois défaillantes ou inexistantes dans les pays les moins développés. Mais également démographiques : les problèmes de santé, notamment liés aux maladies infectieuses diffèrent grandement entre les pays développés et les pays pauvres.
La focalisation des systèmes de santé des pays les plus pauvres sur la Covid-19, aggravera les épidémies préexistantes. En Afrique subsaharienne, par exemple, les effets de la focalisation des systèmes de soin sur la Covid-19 pourraient conduire à un doublement de la mortalité liée à la tuberculose et au HIV d’ici à 2025. La tuberculose arrive en tête des infections les plus mortelles à l’échelle mondiale : les travaux à ce sujet montrent qu’une suspension, même temporaire, des services de santé liés à la lutte contre cette maladie (due aux confinements ou aux soins des malades de la Covid-19) risque d’en augmenter fortement à long-terme l’incidence et la mortalité. Un calcul publié en 2020 montre ainsi qu’une suspension de trois mois de ces services, suivie d’une reprise de 10 mois, pourrait causer plus d’un million de nouveaux cas de tuberculose et près de 300 000 décès additionnels en Inde et des augmentations proportionnellement similaires au Kenya, ou encore en Ukraine.
Conclusions
Pour les pays les moins développés et dans une moindre mesure pour les pays en développement, fournir gratuitement des vaccins ne suffit pas : il faut fournir les ressources médicales pour les administrer, promouvoir la santé et l’éducation à la santé, sans quoi le risque est très fort d’une hausse de la mortalité liée aux épidémies de maladies infectieuses préexistantes ou à d’autres problèmes de santé.
À l’échelle mondiale, les principaux obstacles évoqués quant à l’équité dans l’accès aux vaccins contre la Covid-19 semblent plutôt liés aux conditions économiques et sociales préexistantes.
La crise pandémique permet de mesurer les inégalités de santé et ce qui sépare les pays développés des autres, mais les éventuelles mesures politiques et économiques doivent être prises en amont et régulièrement, pour promouvoir l’équité en matière de santé à l’échelle mondiale.
Etienne Aucouturier
Bibliographie
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