B2-Namous : une base française en Algérie pour les essais d’armes chimiques et biologiques

par | 12 Mai 2021 | Analyses

PAGE D’HISTOIRE

Vertigineuse aventure de la recherche biologique et chimique française, engagée depuis un bon siècle. Ces recherches auront longtemps profité du désert algérien, terrain idéal pour des expériences dangereuses, engagées là dès les années 1930 et qui se poursuivront bien après l’indépendance de l’Algérie, jusqu’à la fin des années 1970 ou 80… Étienne Aucouturier nous résume ici ce qui est le sujet de sa thèse universitaire, et d’un livre paru aux éditions Matériologiques, La guerre biologique, une aventure française.

Interviewé en 1997 par le journaliste Vincent Jauvert du Nouvel Observateur, l’ancien ministre des Armées du général de Gaulle, Pierre Messmer, se confiait : « B2-Namous, vous savez, c’était vraiment très secret. » Dans cet entretien, Messmer présentait avec un certain franc-parler le programme de guerre biologique et chimique français, et le rôle de la base d’essais d’armes chimiques et biologiques, dite B2-Namous, située à l’ouest de l’Algérie, dans l’oued Namous, au sud de Béni-Ounif. Il décrivait cependant ce programme comme marginal, parmi les préoccupations militaires françaises, et restreint, dans le temps, ainsi que pour des raisons morales et tactiques. Cette description euphémisée concluait à une désuétude des activités de guerre chimique et biologique en général. Le ministre estimait tournée cette courte page (1965-1972) de l’histoire de France.

Nous devons au Nouvel Observateur, dans son dossier spécial de 1997, d’avoir jeté un premier pavé dans la mare du programme français de guerre biologique et chimique, en révélant que des essais avaient été faits à B2-Namous jusqu’en 1978. Plus récemment, le général algérien à la retraite Rachid Benyelles apportait aussi son témoignage dans ses mémoires (Dans les arcanes du pouvoir, paru en 2017), affirmant que ces essais s’étaient poursuivis jusqu’en 1986.

Cependant, la connaissance de l’étendue de ce programme demeure lacunaire, autant que l’est la connaissance publique de l’étendue des essais effectués à l’ouest du Sahara algérien.

Selon des documents d’archives du Service historique de la défense, la première campagne d’essais d’armes chimiques en Algérie a été effectuée en 1930 sur un champ de tir au sud de Chegga (à l’est de l’Algérie) dans la région de Touggourt, puis à partir d’avril 1932, dans le Sud-Oranais près de Béni-Ounif (à l’ouest de l’Algérie) au nord de Béchar, ville située à un peu moins de dix kilomètres de la ville marocaine de Figuig. Des obus chargés en lewisite (un composé de l’arsenic) et d’autres agents chimiques similaires, y furent détonés. Ces produits toxiques étaient fabriqués en quantité semi-industrielle à la poudrerie du Bouchet, à Vert-le-Petit, dans l’actuelle Essonne. Celle-ci était, depuis les années 1920, et demeure jusqu’à nos jours, le centre français chargé de l’étude et de la défense contre les armes biologiques et chimiques. En cette période reculée, cette poudrerie était le centre névralgique du programme français et produisait une grande variété de toxiques biologiques et chimiques, ainsi que les moyens de les disperser.

Des stocks d’adamsite (un autre toxique arsénié), cédés par les Anglais après la Première Guerre mondiale, furent aussi utilisés pour tester des moyens de dispersion (des chandelles et des obus) dans la région de Touggourt, puis à Béni-Ounif. Dès 1932, ce dernier site fut envisagé par l’armée française pour devenir un centre d’essais permanent, ce qu’il devint effectivement dans les années 1950. Ainsi, de nombreux essais de dispersion de substances diverses, par chandelles, par obus ou par moyens aéroportés, furent menés secrètement dans le Sahara, lors de cette décennie qui précéda la Seconde Guerre mondiale.

En particulier, une substance comparable à la lewisite, désignée conventionnellement par le numéro 886 (la trichloroéthylamine) fut testée à Béni-Ounif durant l’hiver 1932-1933, en obus de 75 à culot vissé. Découverte au laboratoire de synthèse du Bouchet en 1930, la 886, un toxique suffocant et vésicant (irritant gravement la peau, les yeux, les muqueuses et les voies respiratoires) présentait le double avantage stratégique d’être inédite dans la littérature scientifique de l’époque et d’être insidieuse, car inodore. Cette dernière propriété était et demeure particulièrement recherchée, en ce qu’elle permet d’augmenter l’effet de surprise d’une opération de guerre chimique ou biologique.

La question de savoir la mesure dans laquelle des nappes phréatiques et des terrains de la zone environnant B2-Namous peuvent demeurer de nos jours pollués, notamment à l’arsenic, qui peut être cancérogène, mérite d’être posée, ce que firent des habitants de la ville de Figuig au Maroc frontalier, dont des témoignages furent publiés en 2009 dans le quotidien algérien El Watan. Ceux-ci demandaient à être indemnisés pour les maladies rares qu’ils avaient contractées et qu’ils corrélaient aux essais français.

Malgré l’occupation allemande en France, les recherches se sont poursuivies à la poudrerie du Bouchet pendant la Seconde Guerre mondiale. Privatisées par les nazis, ces recherches furent mises au service de l’industrie allemande et transformées, voire maquillées opportunément par le personnel français resté sur place, en recherches à visées civiles.

Dans la décennie qui suivit ce conflit mondial, les recherches à visée militaire reprirent en France, à la suite de leur réorganisation, sous la tutelle d’une commission mixte, civile et militaire, la Commission médicale de défense contre la guerre moderne (1947). Les essais devinrent réguliers à la base de B2-Namous. La construction d’une poudrerie au voisinage de cette base, qui n’était jusqu’alors qu’un lieu d’essais, fut autorisée en 1956 par le ministre de la Défense nationale et des Forces armées d’alors, Maurice Bourgès-Maunoury. Dès 1958, 540 projectiles chargés au sarin et à l’éthylsarin (des gaz neurotoxiques) y furent testés.

Une série d’essais, désormais documentés, s’y sont déroulés jusqu’en 1975, soit treize ans après les accords d’Évian (1962). Ces campagnes d’essais secrètes, qui portaient des noms d’aromates pour noms de code, s’y sont déroulées presque chaque année, parfois plusieurs fois par an. Un pont aérien également secret, reliant les activités de recherche et de développement de la région parisienne à B2-Namous, en passant par Istres et Bousfer, fut mis en place à cette fin.

Des négociations avec l’ALN (l’armée du FLN) avaient en effet permis, à l’issue de la guerre d’Algérie, de maintenir les activités militaires françaises de ce centre. Entre autres signes manifestes de la coopération militaire entre la France et l’Algérie, la Direction technique des armements terrestres (DTAT), en charge en France de la guerre chimique et biologique, évoquait en 1969 la volonté de l’ALN « d’apporter aux autorités françaises chargées des expérimentations toute l’aide qui lui sera demandée ». L’ambassadeur de France en Algérie évoquait quant à lui la même année un « bon climat de coopération existant localement entre la SODETEG et les autorités algériennes autant civiles que militaires ». La société civile SODETEG, mentionnée dans ce courrier, était la couverture civile du gouvernement français pour poursuivre discrètement les essais secrets d’armes chimiques et biologiques après les accords d’Évian et l’indépendance algérienne. Sa première mention dans des archives apparaît à notre connaissance dans ce courrier de l’ambassadeur, qui y évoquait un contentieux à régler entre celle-ci et un éleveur de moutons ayant perdu par accident son cheptel lors d’une campagne d’essais. Cette société est constamment citée par la suite dans les archives documentant les campagnes d’essais.

De nombreuses zones d’ombre demeurent quant à l’étendue dans le temps et dans l’espace, ainsi qu’à la nature des essais réalisés secrètement à la base de B2-Namous. Le rôle qu’elle eut aussi dans la stratégie internationale, autant que pendant la guerre d’Algérie, demeure également insuffisamment documenté. Il est vraisemblable que d’autres pays que la France aient été partie prenante dans un programme collaboratif international sur les armes chimiques et biologiques, notamment les États-Unis, qui connaissaient l’existence du centre de l’oued Namous, comme en atteste une correspondance de 1969 entre un général français et un général américain. Le directeur de la DTAT d’alors y indiquait au général américain que « nos services seraient intéressés à effectuer à Dugway Proving Ground [un centre d’essais dans l’Utah] certains essais de munitions chimiques que nous avons jusqu’à présent exécutés au polygone de Namous ».

La base de B2 aurait été détruite et les terrains d’essais de l’oued-Namous aurait été décontaminés en 1978. Cependant, de nombreuses voix remettent ce fait en cause. La nomenclature militaire distingue entre les armes chimiques et les armes biologiques, distinction qui se reflète dans le droit international, bien qu’elles visent toutes deux à détruire sélectivement le vivant. Il est donc possible que des essais d’armes chimiques se soient poursuivis légalement jusque dans les années 1980 dans l’oued Namous, comme le soutient Rachid Benyelles, la France ayant signé la Convention sur l’interdiction des armes chimiques (CIAC) en 1993, l’année de sa mise en place. Les armes biologiques, quant à elles, faisaient depuis plus de vingt ans l’objet d’une interdiction, depuis la signature de la Convention sur l’interdiction des armes biologiques de 1972.

Étienne Aucouturier

Plus d’information:
Aucouturier É. La guerre biologique. Éditions Matériologiques, 2017.
Aucouturier É. Biological warfare. Éditions Matériologiques, 2020.
Benachour B., « Essais chimiques de oued Namous (Béchar) : les victimes oubliées d’une raison d’État », El Watan, 14/06/2009.
Benyelles R. Dans les arcanes du pouvoir, Éditions Barzakh, Alger, 2017.
Jauvert V. « Nom de code B2-Namous », Le Nouvel Observateur n° 1720, 23/10/1997.

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