« L’universel, c’est le local moins les murs » : petit récit de l’autonomie chiapanèque

par | 20 Oct 2021 | Analyses

C’est au cri de « Ya basta ! » (ça suffit) que se réveillait le Chiapas le 1er janvier 1994.
Ce matin-là « l’insurrection zapatiste » qui s’emparait de sept villes de cet état du Mexique méridional portait à la face du monde le cri d’un peuple indigène opprimé. Vingt-six ans plus tard, c’est sur un territoire vaste comme la Belgique que se déploie une expérience d’autonomie unique au monde.

Le 22 juin dernier, un frêle navire de pêche baptisé « La Montaña » faisait son entrée dans le port de Vigo en Espagne. Peu de temps après, sept individus qui venaient d’affronter les tourments de l’Atlantique en débarquaient. Venu tout droit de l’État du Chiapas au sud du Mexique, l’escadron 421 zapatiste posait le pied en Europe. À cette occasion, ceux-ci rebaptisaient notre continent « slumil k’ajxemk’op » (terre insoumise).

L’insoumission, cette faculté à ne jamais se résigner, pourrait à elle seule résumer le combat pour la dignité qui depuis 1994 se mène dans les montagnes de la Selva Lacandona, à l’est de l’État. Sur une surface vaste comme la Belgique, des femmes et des hommes ont su y prendre leur destin en main et organisent au quotidien les moyens de leur subsistance, sans intervention de l’État mexicain.

Cinq cents ans après la prise de Mexico par les armées de Cortès et le génocide qui s’en est suivi, le débarquement des « sept de Vigo » était traversé d’une symbolique toute particulière. Venue pour « envahir l’Europe », cette « délégation maritime » devait rapidement être suivie par plus de cent cinquante autres zapatistes par avion. Cependant, des déboires administratifs dans l’obtention des visas ont finalement conduit cette improbable troupe à repousser sa venue au 13 septembre.

De par sa capacité à innover et se renouveler, à ne pas s’enliser dans un dogmatisme politique poisseux, le mouvement zapatiste du Chiapas étonne tant autant qu’il fascine. Curieux ovni au milieu des mouvements populaires de notre époque, il a suscité dès son apparition un certain nombre de fantasmes. Taxée d’archéoguérilla par certains tandis que d’autres voulaient y voir la résurgence d’une « sagesse indienne » millénaire, force est de constater que l’histoire du mouvement n’a jamais pu se résumer à ce genre d’images d’Épinal.

Le 1er janvier 1994, c’est au cri de « ya basta ! » (ça suffit) que se réveille le Chiapas. Ce matin-là, des milliers d’Amérindiens et de métis dont quelques centaines armées de fusils prennent possession sans rencontrer de résistance de sept villes de l’État. Parmi elles, San Cristóbal de Las Casas, troisième plus grande ville et capitale culturelle de la région.

Cet épisode que l’histoire retiendra comme « l’insurrection zapatiste » de 1994 se produit le jour même de l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA) liant le Mexique, les États-Unis et le Canada. Ce soir-là, ce n’est pourtant pas la question du commerce international qui fait la « une » des journaux mexicains, mais bien l’irruption totalement impromptue de ces guérilleros dans l’arène médiatique. Comme des trouble-fête au milieu de l’euphorie néolibérale des années 1990, ces derniers rappelaient à qui l’aurait oublié l’existence de la multitude des perdants du « miracle » capitaliste.

Un régime quasi esclavagiste

Grands laissés pour compte du Mexique moderne, les Amérindiens représentent 10% de la population du pays (et beaucoup plus dans le Chiapas). Faisant l’objet d’un racisme systémique porté notamment par une classe dominante d’ascendance européenne, leur situation a souvent été des plus précaires. Pour exemple, l’agriculture chiapanèque reposait jusque dans les années 1970 sur de grandes propriétés (les fincas). Au sein d’un système quasi féodal, nombre d’indigènes étaient soumis à un régime d’exploitation particulièrement dur. Tenus par des dettes transmissibles aux générations suivantes et payées en jetons utilisables uniquement dans la boutique du patron, ces peones acasillados (comprenez paysans attachés à une propriété) étaient tenus dans un régime s’apparentant largement à de l’esclavage.

Suite à l’émergence de puissantes organisations syndicales, la situation tend pourtant à évoluer à partir de la décennie 1970. C’est donc dans un contexte de vive agitation sociale qu’est créée en 1983 l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) dans les montagnes de la Selva Lancandona. Originellement pétries d’une idéologie purement marxiste-léniniste et centrée sur la prise du pouvoir d’État, les conceptions politiques du groupe seront pourtant amenées à grandement évoluer devant son impuissance à mobiliser les populations locales. Cette transformation sera qualifiée non sans humour de « première défaite de l’EZLN » par le sous-commandant Marcos.

Une défaite pourtant salvatrice puisqu’elle permit au groupe de trouver un réel appui au sein de la population. Forte d’une idéologie plus pragmatique et centrée sur les réalités quotidiennes des habitants, l’EZLN gagne donc en prestige au fil des années. De 80 membres en 1989, elle passe à 1300 en 1990, ses effectifs gonflant au rythme des attaques des « gardes blanches », les milices privées des propriétaires terriens. Consciente de sa puissance, l’armée zapatiste en arrive à afficher publiquement sa présence lors de manifestations urbaines comme celle du 12 octobre 1992 (contre le démantèlement de la réforme agraire de 1917) qui, au cœur de San Cristóbal de las Casas, abat la statue du conquistador Diego Mazariegos.

Les évènements du 1er janvier 1994 ne représentent pas seulement un point de bascule pour l’EZLN, mais bien pour la totalité des luttes politiques dans la région : au Chiapas, rien ne sera plus jamais comme avant. Bien que se retirant des villes occupées le soir même, ce coup d’éclat n’en a pas moins piqué au vif le pouvoir central. L’armée est donc déployée dans la région et, 12 jours durant, elle se livre à une répression féroce dans les bastions zapatistes des montagnes. Même si le bilan n’est pas connu avec précision, celle-ci aurait fait plusieurs centaines de morts.

Dans un élan qui prend de cours chacun des deux belligérants, un vaste mouvement populaire agite alors le pays tout entier. Par de grandes manifestations, le peuple mexicain – que le pouvoir en place attendait passif – réclame contre toute attente l’arrêt des combats. Poussé tant par la rue que par le spectre d’un enlisement face à une guérilla insaisissable, le président Carlos Salinas de Gortari décide donc unilatéralement d’un cessez-le-feu qui rentre en vigueur le 12 janvier.

1994-2003 : le sentier difficile

Pourtant, même après cette trêve puis les négociations de la cathédrale de San Cristóbal en février de la même année, les hostilités n’en sont pas terminées pour autant. Dans une parfaite application des principes de la guerre contre-insurrectionnelle, le gouvernement fait appel à des milices qui terrorisent la population civile. Dès 1995, plus de 10 000 habitants sont ainsi poussés à quitter leurs maisons et leurs terres situées dans des zones où l’EZLN est présente. Devant une armée zapatiste coupée de ses soutiens civils, l’armée a désormais les mains libres pour lancer des opérations coups de poing dans la région. Le triste paroxysme de cette violence intervient à Acteal le 22 décembre 1997 lorsque 45 civils (dont 14 enfants) sont massacrés au fusil et à la machette par des miliciens sous le regard passif de l’armée mexicain, présente aux abords du village.

Pourtant, très loin de se résumer à une succession d’actions militaires, ces premières années du zapatisme sont aussi d’un grand dynamisme pour l’organisation. Tout étant encore à construire, c’est durant cette période que sont jetées les bases de l’organisation civile autonome que l’on connaît aujourd’hui.

La première pierre à cet édifice est posée dès décembre 1994 lorsque l’EZLN annonce la création de 30 communes autonomes. Dès cette époque, le mouvement zapatiste affichait déjà clairement sa volonté de ne plus incarner qu’une simple guérilla, mais de se positionner en tant que force politique civile avec une action pensée sur le long terme.

Construisant l’autonomie d’une main, les zapatistes n’en tendent pas moins la seconde au gouvernement. Le 16 février 1996 – après une vaste consultation des organisations indigènes – les accords de San Andrés sur les « droits et cultures indigènes » sont signés entre l’EZLN et l’état mexicain. Ceux-ci devaient notamment concéder une certaine autonomie politique pour les peuples indigènes ainsi que la préservation des ressources naturelles situées sur leur territoire. Cependant, suite au refus du président Zedillo de modifier la constitution afin de les rendre effectifs, les accords de San Andrés ne seront jamais appliqués. Durant de nombreuses années, leur reconnaissance sera l’une des grandes revendications des zapatistes du Chiapas.

En décembre 2000, une grande nouvelle ébranle le Mexique. Après 71 ans d’un règne sans partage marqué par la violence politique et la corruption généralisée, le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) perd les élections présidentielles.

L’espoir d’une reprise du dialogue renaît alors au Chiapas. Le 28 mars 2001, à l’issue d’une marche de deux mois à travers le pays, une délégation de l’EZLN conduite par la commandante Esther est reçue par le parlement à Mexico. Malgré sa couverture médiatique, la marche « de la couleur de la terre » qui devait aboutir à une reconnaissance des accords de San Andrés restera elle aussi sans lendemain.

En août 2003 : coup de théâtre. Rompant de ce fait tout dialogue avec le gouvernement, les zapatistes annoncent la création de 5 nouvelles entités administratives. Nommées caracoles (escargots) ces centres régionaux serviront de siège aux nouveaux « conseils de bon gouvernement ». Par opposition avec le « mauvais gouvernement » mexicain, ces conseils auront pour mission de coordonner les actions et de distribuer l’argent et les ressources au sein des différentes municipalités zapatistes. Organisations purement civiles, une délimitation très nette interdit de cumuler des fonctions dirigeantes au sein de l’EZLN et de siéger à ces conseils.

« Le lieu du pouvoir est désormais vide » : il faudra faire sans lui

Année charnière, 2003 marque un changement de cap pour les zapatistes. Renonçant à toute tentative de négociations avec le gouvernement, ces derniers se concentreront désormais sur la construction d’une « autonomie de fait » dans les régions qu’ils contrôlent. L’organisation administrative posée cette année-là est d’ailleurs toujours celle utilisée de nos jours. Comme le résume François Cusset, l’histoire des luttes zapatistes et sa relation avec l’État pourraient se trouver résumées par cet adage : contre (durant douze journées de combats), avec (neuf ans de tentatives d’accord) et sans (depuis 2003).

Bien qu’issu d’une mouvance révolutionnaire de type guévariste, l’EZLN a depuis bien longtemps renoncé à la prise du pouvoir d’État.

« Le lieu du pouvoir est désormais vide » […] « Cela ne sert donc à rien de conquérir le pouvoir » : c’est par ce constat lapidaire que le sous-commandant Marcos justifiait en 2001 ce choix. Pourtant, en pratique, la rhétorique zapatiste invoque volontiers l’esprit national mexicain sans toutefois en appeler à ses institutions. Les références à Zapata – elles aussi omniprésentes – qui sans avoir cherché à prendre le pouvoir déclarait en son temps vouloir « tenir à l’œil [les gouvernants] » témoignent de cette volonté de contrôler le travail des institutions pour s’assurer de la bonne exécution de leur mandat.

Cette idée selon laquelle un poste de pouvoir est avant tout un poste servile transcende en effet toute la pensée zapatiste. Posés dès le début de l’insurrection, les sept principes du mandar obedeciendo (commander en obéissant) sont toujours aujourd’hui à la base de son organisation politique.

– servir y no servirse (servir et non se servir)

– representar y no suplantar (représenter et non usurper)

– construir y no destruir (construire et non détruire)

– obedecer y no mandar (obéir et non commander)

– proponer y no imponer (proposer et non imposer)

– convencer y no vencer (convaincre et non vaincre)

– bajar y no subir (descendre et non monter)

Si l’organisation zapatiste a rencontré un tel succès auprès des populations chiapanèques, c’est bien parce qu’elle a su se saisir de la question de la subsistance et de la vie quotidienne, la faisant passer après des considérations idéologiques abstraites.

Région très pauvre, les campagnes du Chiapas souffrent en effet d’un grand manque d’infrastructures. Dans le domaine médical, chaque municipalité autonome dispose aujourd’hui de sa maison de santé prodiguant des soins de base. De même, chaque caracol possède sa propre clinique dépendante de l’organisation zapatiste.

Pour ce qui est de l’éducation, un système allant jusqu’au secondaire a été mis en place au sein des municipalités et des caracoles. Aux abords de San Cristóbal de las Casas, le Centre indigène de formation intégrale (CIDESI) – seule université zapatiste – dispense un enseignement pratique et théorique largement inspiré des principes du pédagogue Ivan Illich. Le CIDESI accueille également les grands séminaires zapatistes portant sur des questions aussi variées que la place des sciences exactes dans la société ou encore l’intersectionnalité dans les luttes des femmes indigènes.

Lors du soulèvement de 1994, la « loi révolutionnaire des femmes » posait déjà la question du féminisme comme centrale dans le programme de l’EZLN. Par la suite, cette question fut largement portée dans la société civile. Afin de cultiver la portée internationale de cette thématique, de grands évènements sont régulièrement organisés, comme la rencontre des « femmes qui luttent » qui a regroupé 7 000 participantes venues du monde entier en mars 2018.

L’interdiction de l’alcool a été l’une des mesures phares de ce combat. À l’instar de beaucoup de peuples amérindiens, sa consommation suite à l’arrivée des Européens a posé d’importants problèmes dans la région. Depuis son entrée en vigueur, la « loi sèche » aurait entrainé une baisse significative des violences domestiques.

Un idéal toujours menacé

Même si toutes ces réalisations pourraient conduire à se représenter l’expérience zapatiste comme quelque chose d’acquis, un bref regard sur l’actualité montre qu’il n’en est rien.

Même si dans la Selva Lacandona, la cohabitation entre communautés zapatistes et non zapatistes est généralement pacifique, certaines tensions demeurent. Depuis quelques années, les attaques et intimidations de paramilitaires contre des communautés zapatistes ou non seraient même en inquiétante augmentation.

C’est dans ce contexte délicat que le 5 octobre 2020, l’organisation faisait une annonce inattendue. Dans un long communiqué posté sur son site internet, il était annoncé la venue prochaine en Europe d’une délégation de plus de 150 zapatistes. En plus de conférences et de moments d’échanges, cette visite serait aussi l’occasion de porter au monde la voix des indigènes du Mexique tout en opérant une critique virulente de l’impérialisme occidental.

Il faut dire qu’exactement 500 ans après la prise de Tenochtitlán par les armées de Cortés, le contexte symbolique s’y prête à merveille. Pourtant, après l’arrivée par bateau des 7 premiers représentants de la délégation, le 22 juin dernier, la situation s’est subitement bloquée. Suite à de nombreux déboires administratifs attribués officiellement au Covid-19, la venue des 177 autres membres du groupe qui devaient arriver par avion a finalement dû être repoussée au 13 septembre, perturbant grandement le programme prévu.

Pris au piège d’une situation délicate entre gouvernement, paramilitaires et cartels, le mouvement zapatiste a plus que jamais besoin de soutiens extérieurs pour garantir sa survie. Depuis 1994, cette politique d’ouverture et les complicités qui ont pu être forgées à travers le monde ont largement contribué à garantir une certaine sécurité au mouvement.

Au milieu de cette relative stabilité, c’est une expérience d’autonomie unique en ce début de XXIe siècle qui a pu croitre.

Nourrie par la profonde aspiration à la vie des peuples indigènes de la région, la rébellion chiapanèque persiste et tient le cap, à la poursuite de son idéal.

Guénolé Carré

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Illustration: « EZLN » par ledpup (CC BY-SA 2.0)

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