INDE
Le sous-continent indien fait face à une seconde vague de Covid-19 aux allures d’apocalypse, provoquée par un variant particulièrement virulent mais surtout par la criminelle négligence du gouvernement de Narendra Modi. Sourd et aveugle au sort de centaines de milliers d’Indiens morts faute de soins, le Premier ministre est jugé principal responsable d’une catastrophe sanitaire qui menace le monde.
À contre-courant de la décontraction générale suite au déconfinement progressif à l’été 2020, Surya Shankar, activiste pour les droits des groupes indigènes à la terre dans l’État d’Odisha, prédisait que le pire restait à venir :
« La pandémie vient seulement de commencer en Inde… et elle va bientôt dépasser toutes les autres nations. Les maladies sont notre point fort, nous sommes les leaders mondiaux en matière de mauvaise santé et de mauvaise qualité des soins. Notre ville Bhubaneswar est gravement touchée et au moins une douzaine de parents, voisins et amis de la famille sont déjà décédés. Cela semble être une menace réelle. »
Aujourd’hui, en mai 2021, aucune famille n’a été épargnée par l’apocalypse virale. Sous le hashtag #ResignModi (Modi démissionne), des millions de familles et médecins inondent les réseaux sociaux pour exprimer leur désespoir de ne pas pouvoir se faire tester, de pas trouver de places en réanimation, ni de bouteilles d’oxygène pour leurs proches, qu’ils doivent se résigner à voir suffoquer à mort et à qui ils ne peuvent même pas offrir les derniers rites hindous par manque de place dans les bûchers funéraires. Un volontaire dans un crématorium de Delhi dit qu’il n’a jamais assisté à une situation aussi terrifiante :
« Je n’arrive pas à croire que nous sommes dans la capitale de l’Inde. Les gens meurent dans les rues comme des animaux. »
Si les photos de crémations de masse sur des parkings à travers le pays évoquent littéralement l’enfer sur terre, les milliers de corps qui dérivent sur les berges de la Yamuna et du Gange, les deux fleuves les plus sacrés du pays, sont un écho du passé : la même pratique avait été observée lors de la grippe espagnole en 1918-1920, lors de laquelle 18 millions d’Indiens ont péri, soit à l’époque déjà le bilan le plus lourd au monde.
Pour les pauvres en zone rurale incapables de supporter le coût d’une cérémonie funéraire, qui a triplé et représente désormais deux mois de revenus, la seule solution est de se débarrasser de leurs proches infectés dans les rivières, utilisées en aval par des milliers de villages pour laver corps, ustensiles, animaux et vêtements.
Qualifiant la catastrophe sanitaire de « crime pur et simple contre l’humanité », l’auteure à succès Arundhati Roy rappelle que le budget du système de santé public est sous-financé depuis des décennies et estimé en investissements réels à « 0,34 % du PIB », un des niveaux les plus bas au monde :
« La tragédie, c’est que dans ce pays où existe une terrible pauvreté, 78 % des soins de santé dans les zones urbaines et 71 % dans les zones rurales sont pris en charge par le secteur privé. Les ressources qui restent dans le secteur public sont systématiquement siphonnées vers le secteur privé par un réseau d’administrateurs et de praticiens médicaux corrompus et de rackets d’assurance. »
Un système indigent soutenu sporadiquement par des dons de riches étrangers organisés sur des plates-formes en ligne ou de milliardaires de la technologie comme Vitalik Buterin, co-fondateur de la cryptomonnaie Ethereum, qui a versé l’équivalent d’un milliard de dollars au Fonds de soutien Covid en Inde. Face à la pénurie de tout équipement médical, il ne reste que le marché noir, où le prix d’une bouteille d’oxygène médicalisé a été multiplié par dix et se négocie désormais contre 50 000 roupies (560 euros) ou tout autre type de services en nature, et où des gangs s’attaquent à des camions pour détourner leur cargaison vers d’autres régions. La situation est d’autant tristement ironique que l’Inde est l’un des principaux fabricants de médicaments au monde et le premier producteur de vaccins.
Officiellement, près de 300 000 victimes et 25 millions de cas ont été recensés en Inde depuis le début de la pandémie, dont une moyenne quotidienne à 4 000 décès et 400 000 infections par jour depuis fin avril. Des chauffeurs d’ambulances racontent que la plupart des gens meurent sans avoir été testés et les lecteurs ont des sueurs froides à la vue des centaines de faire-part de décès dans les quotidiens locaux. Pré-pandémie, seuls 22 % des quelque 10 millions de décès annuels en Inde étaient certifiés médicalement, ce qui porte à croire que les morts dues au Covid sont aussi largement sous-estimées.
Selon les derniers sondages d’opinion, plus de la moitié des citoyens tiennent Narendra Modi, politicien issu de la frange hindoue extrémiste parvenu au pouvoir sur des promesses de boom économique et de durcissement nationaliste, pour principal responsable. Son obscurantisme autoritaire lié à l’incompétence de son administration, centralisée sur sa personne, son bras droit Amit Shah, un cercle fermé de ministres-courtisans et de conglomérats monopolistiques ont plongé le pays dans la plus grave crise de son histoire depuis l’indépendance en 1948.
Convaincu que la vague avait atteint son apogée en septembre 2020 avec un pic de 90 000 cas quotidiens, Modi a ignoré le corps médical qui le suppliait de profiter de l’accalmie pour augmenter et moderniser la capacité hospitalière ainsi que la production et l’importation de tonnes d’oxygène et de millions de vaccins. En janvier, le Conseil indien de la recherche médicale suggérait que seulement 21 % de la population avait développé des anticorps contre le SRAS-CoV-2, en février les docteurs avertissaient de l’imminence d’un “tsunami” alors que le nombre de nouveaux cas quotidiens recommençait à dépasser les guérisons et en mars, ils ont hurlé en vain face au danger représenté par la détection de nouveaux variants à l’infectiosité démultipliée.
Bouse de vache séchée
Bravant la science, tel Bolsanaro au Brésil et Trump aux Etats-Unis, Modi a laissé ces demandes au point mort et décidé d’interrompre les réunions du groupe chargé de suivre la propagation du virus. Il a autorisé à la place la réouverture de la plupart des lieux publics, s’est lancé dans un marathon de campagne à travers les États du Bengale-Occidental et de l’Assam en vue des élections régionales, où il a excité des foules avec des discours antimusulmans, et a célébré la tenue du Kumbh Mela, festival hindou géant sur les bords du Gange.
Des millions de personnes non-masquées ont participé à ces divers évènements super-contaminateurs pendant des semaines, après avoir reçu l’assurance que « les dieux les protègeraient », et sans qu’aucun officiel n’ait démenti à ce jour les affirmations de certains religieux selon lesquelles boire de l’urine ou se couvrir de bouse de vache séchée bloquerait les contaminations.
Trop occupé à fignoler la décoration de Central Vista, immense projet de construction du nouveau Parlement d’une valeur de 2,9 milliards de dollars, qui inclut une luxueuse résidence personnelle et implique la destruction du Musée National et des Archives Nationales au centre de Delhi, Modi a finalement oublié de se pencher sur la cruciale question de l’approvisionnement en vaccins. Une blague triste circule en Inde ces jours-ci :
« COWIN (l’application gouvernementale d’accès au vaccin) détrône TINDER en tant qu’application la plus difficile à utiliser pour obtenir un rendez-vous ».
Mi-mai, moins de 2 % de la population avait été injectée avec les deux doses de Covaxin, le vaccin indien dont la lenteur de production, la mise à disposition dans les hôpitaux publics avant les essais cruciaux de phase 3 et une stratégie de distribution confuse au profit des intérêts privés nationaux ont rendu méfiants des millions de citoyens. La couverture vaccinale de l’Inde est en outre ralentie par le manque d’information à destination des pauvres en zone rurale, soit 65 % de la population, dont un grand nombre reste illettré et le fossé digital, un smartphone connecté étant actuellement le seul moyen pour prendre un rendez-vous.
Lors de la première vague en mars 2020, Modi avait déjà livré ses citoyens à eux-mêmes en imposant l’un des confinements les plus draconiens au monde, avec un préavis de quatre heures, fidèle à son slogan « gouvernement minimum, gouvernance maximum ».
Des millions de travailleurs journaliers ont été piégés dans des villes sans revenus ou contraints de parcourir des centaines de kilomètres à pied ou dans des trains et bus bondés pour rentrer chez eux en urgence. Nul ne sait combien sont morts de faim, d’accident, de suicide ou après avoir été contaminés par le virus lors de leur périple, dans l’indifférence totale du gouvernement, qui n’a apporté aucune aide logistique ou financière lors du plus vaste déplacement migratoire depuis la partition du sous-continent il y a sept décennies.
Tandis que les voisins pakistanais, népalais, sri lankais et bangladeshis sont frappés par une vague exponentielle similaire, le docteur Faheem Younus, chef du service des maladies infectieuses à l’Université du Maryland, insiste sur le fait que « pour avoir une chance de limiter la propagation du virus à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, l’Inde devrait vacciner 5 à 7 millions de personnes par jour ».
Un chiffre loin d’être atteint, le gouvernement central semblant trop occupé désormais à faire porter la responsabilité de la crise sanitaire aux Indiens eux-mêmes, sommés de mettre en place des équipes de volontaires dans les quartiers et villages pour faire respecter un couvre-feu, et aux États régionaux, tout en bloquant les fonds centraux nécessaires à l’organisation d’une réponse adéquate.
Laure Siegel
Le mouvement paysan indien, bête noire du gouvernement, accusé d’avoir propagé le virus.
Deuxième surface agricole du monde, l’Inde a une longue et riche histoire de révoltes paysannes. En septembre 2020, Narendra Modi fait voter au Parlement trois lois de libéralisation du secteur agricole qui livrent les fermiers indiens, autrefois protégés par des tarifs minimum d’achat de leurs produits, à la concurrence dérégulée du marché international et à la merci de grands groupes agro-alimentaires.
« la plus grande grève du monde »
La nation a répondu par une grève générale, des millions de paysans ont campé aux portes des villes et bloqué les axes de circulation. Jusqu’à ce jour du 26 novembre 2020, qui a vu jusqu’à 250 millions de personnes participer au mouvement de grève, la plus grande manifestation jamais enregistrée dans le pays et probablement « la plus grande grève du monde », selon la presse indienne.
Le gouvernement se refuse d’abord à tout dialogue avec les syndicats de paysans et se contente d’envoyer sa police aux portes de Delhi pour réprimer à l’aide de canons à eau et gaz lacrymogène le mouvement. Surtout les officiels du BJP, parti au pouvoir, ne ratent pas une occasion d’accuser les paysans « de propager le virus » pour décourager la mobilisation et antagoniser l’opinion publique. Devant l’ampleur des manifestations, Modi décide finalement de suspendre les lois controversées pour une durée de 18 mois.
Pour l’activiste Surya Shankar, représentante du mouvement paysan, la crise sanitaire risque d’affaiblir encore un peu plus les paysans pauvres, qui doivent se débattent avec une situation sanitaire d’une extrême urgence, sans aide du gouvernement.
« Même quand la situation du virus sera sous contrôle, nous devrons toujours faire face aux suprémacistes hindous et aux voleurs de terre, estime-t-elle. Je crains que le pire ne se produise après la pandémie, lorsque la production industrielle tentera de rattraper le temps perdu avec de vastes projets de développement, aux dépens des groupes indigènes et des castes défavorisées, qui n’auront bientôt plus nulle part où vivre ou même de raison de survivre. »
Illustration principale:
Le président Donald J. Trump tient la main du Premier ministre indien Narendra Modi alors qu’ils font une promenade surprise ensemble dimanche 22 septembre 2019, autour du NRG Stadium à Houston, au Texas. Photo officielle de la Maison Blanche par Shealah Craighead (Domaine public)
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